Rebut et refus dans l’art de Donigan Cumming
« Je n’aime pas la perte, qu’il s’agisse de choses ou de personnes. » Donigan Cumming a proféré ces mots, de manière apparemment désinvolte, lors d’une rencontre dans les bureaux de Vidéographe autour de la création de ce projet Web1. Je le connais depuis des années et j’en suis venue à comprendre, en ce qui a trait à cet artiste et à son travail, que rien n’est vraiment désinvolte chez lui. Et, depuis cette rencontre à Vidéographe, la déclaration a continué de faire son chemin dans mon esprit, modulant ma compréhension de sa pratique. Selon moi, cette phrase offre une clé permettant d’expliquer l’« attitude artistique » qui est propre à Cumming : une approche de la production artistique façonnant à la fois le contenu de ses images et sa manière de les travailler. À la fois railleuse et tendre, cette attitude cherche constamment à remuer notre interprétation, nous déstabilisant et empêchant que nous nous installions dans la complaisance. Bien qu’elle soit caractérisée par une dimension de récupération qui accorde une place centrale au geste de revisiter ou de reformuler ses œuvres précédentes, l’approche de Cumming ne devrait pas être vue comme un exemple du phénomène actuel où l’on voit des artistes, arrivés à une certaine étape de leurs vies et de leurs carrières, sentir le besoin de se pencher sur leurs productions passées2. Dans la pratique de Cumming, la répugnance à la perte, et le désir concomitant de remanier et de réorganiser sa propre matière, a été présent dès le début.
Il est généralement reconnu que Cumming a commencé d’élaborer sa pratique critique avec la création de la série photographique tripartite en noir et blanc intitulée La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire (1986). Publiée sous forme de catalogue en 1986 pour accompagner une exposition à grande échelle produite par le Musée canadien de la photographie contemporaine, cette série a également été présentée dans des versions réduites dans la première moitié des années 1980 (fig. 01-03). Au cœur de cette œuvre visionnaire, il y avait le désaccord personnel de Cumming avec la tradition de la photographie documentaire : un soupçon profond envers la notion de vérité documentaire, mais aussi un engagement actif avec elle, qui serait dès lors une constante dans son travail photographique et vidéographique. Pour représenter son désaccord, il a choisi de focaliser son appareil photo sur un groupe de personnes « désavantagées », vivant en marge de la société, dont plusieurs deviendraient des complices, apparaissant à répétition dans ses œuvres au cours des décennies suivantes3. Les visages que Cumming a photographiés dans La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, à la fois comme « types » sociologiques et comme individus, en sont venus, dans les faits, à définir son œuvre en ce sens qu’ils en sont inséparables. Début vigoureux de la création de ce qui a été appelé la « communauté inventée4 » de Cumming, cette série se présente comme le fondement, le tissu de base de ce qui allait advenir.
Excroissance directe de La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, la série The Stage a été publiée dans un livre photographique en 1991 (fig. 04-06) et présentée sous forme d’exposition dans Le Miroir, le marteau et la scène. Décrite par Cumming comme « les rires en boîte » derrière les images, The Stage est une généreuse compilation d’images réalisées pour la première série et qui avait été abandonnées au montage. En tant que livre, elle se compose d’une séquence serrée de 250 photographies verticales à marge perdue, flanquées de deux courts textes (ou plutôt un texte divisé en deux sections)5. Comparées aux images de La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, celles dans The Stage semblent en fait moins mises en scène ou, du moins, moins statiques : alors que la première dépeint ses sujets en statues plutôt stoïques, la seconde est empreinte d’exubérance, de mouvements spontanés et de blagues évidentes. Ce qui ressort le plus clairement, c’est peut-être le fait que les tournages organisés par Cumming comportent une bonne part de tâtonnements et, franchement, de sottises. La relation de pouvoir normale entre le photographe et son sujet qui dominait, peut-on imaginer, dans la série initiale est déstabilisée, et toute présomption quant au rôle joué par chacun dans cette relation est tournée sens dessus dessous. Cette sensation de déstabilisation est renforcée par la forme de The Stage qui, avec sa cadence ininterrompue mais saccadée, contrecarre délibérément l’élan naturel portant à la lire comme une histoire. Cumming, qui de son propre aveu est allergique à un art trop facile ou gérable, visait volontiers à frustrer, et il a réussi à rendre les spectateurs et spectatrices inconfortables non seulement en évitant tout récit linéaire, mais aussi en les obligeant à repenser leur perception de son travail. Déjà, avec cette deuxième œuvre majeure, l’artiste éveillait le doute qu’on puisse lui faire confiance pour qu’il fasse deux fois la même chose, peu importe à quel point la chose initiale était difficile à digérer.
Au milieu des années 1990, Cumming s’est tourné vers la vidéo, médium qu’il exploite depuis de manière fascinante. C’est en réalisant Pretty Ribbons (1993), un corpus de photographies créé en collaboration avec Nettie Harris (fig. 07), l’un des sujets d’abord apparu dans La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, que l’artiste a commencé à se servir d’une caméra vidéo. Harris est décédée peu de temps après l’achèvement de Pretty Ribbons, donc Cumming a intégré les séquences qu’il avait alors réalisées dans la vidéo intitulée Une prière pour Nettie (1995), une « élégie grotesque » (dixit l’artiste) qui allait fournir l’élan à de nouvelles œuvres. En 2004, il a publié le livre photographique Lying Quiet, qui accompagnait Donigan Cummming: Moving Pictures, une exposition couvrant une décennie d’œuvres vidéo que présentait le Museum of Contemporary Art (MOCCA), à Toronto, en 2005. Semblable à The Stage par sa composition, Lying Quiet réunit 200 photographies couleur horizontales à marge perdue (92 images simples et 27 montages de quatre images), précédées d’un essai de Peggy Gale, commissaire de l’exposition au MOCCA, et suivies d’une postface de Cumming. Les photographies, organisées pour déferler telle une avalanche provocatrice de stimuli visuels, sont des photogrammes extraits de 143 heures d’enregistrement alors produites par Cumming pour ses dix-huit vidéos (fig. 08-10). Composé des « images situées entre les passages dramatiques qui constituent les bandes une fois qu’elles sont montées6 », dont plusieurs sont des gros plans, Lying Quiet donne le temps d’absorber complètement les détails corporels subtils des gens que Cumming a filmés et la profondeur de leurs sentiments, sans les « distractions » apportées par le son, le mouvement et la personnalité des individus. Produit après dix années de travail en vidéo, mais aussi après presque vingt ans d’engagement avec un groupe particulier de sujets, ce livre photographique se présente comme un retour méditatif, mais non paisible, au mutisme des premières séries photographiques.7
En 2003, Cumming débute son travail sur Épilogue et Prologue, deux monumentales œuvres murales photographiques qui seraient achevées en 2005 (fig. 11-13)8. Modelées respectivement sur la structure compositionnelle du Suicide de Saül (1562) de Pieter Brueghel l'Ancien et de L’entrée du Christ à Bruxelles en 1889 (1888) de James Ensor, elles sont composées d’innombrables fragments photographiques puisés dans les séries antérieures de Cumming ou, comme il le dit, dans « les ordures qui se trouvent dans l’atelier 9». L’artiste a méticuleusement découpé des milliers de figures provenant principalement de La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, The Stage et de Lying Quiet, et les a recouvertes, à certains endroits, d’une peinture épaisse et d’une dorure, les combinant pour créer deux collages extrêmement texturés et tactiles aux proportions épiques. Empruntant une allusion religieuse aux tableaux qu’elles émulent, tous deux illustrant des thèmes religieux en contexte contemporain, Prologue et Épilogue confèrent aux sujets familiers de Cumming une nouvelle force symbolique, comme si le fil qui autrefois les reliait au monde réel avait été finalement et irrémédiablement coupé. Paradoxalement, cette élévation à une sphère sacrée est le résultat d’un geste essentiellement iconoclaste : l’acte d’avilir ou de détruire des images vénérées. Mais le geste ne vise pas des images individuelles, voire des sujets particuliers, mais l’œuvre dans son ensemble10. Il est tentant de voir ces œuvres comme une incitation, lancée par l’artiste à son public, à se débarrasser, une nouvelle fois, des fondements sur lesquels reposait jusque-là son interprétation de ses œuvres.
À la fin des années 2000, son travail prend un autre tournant inattendu avec une série de dessins intitulée Kincora (2008), d’après l’avenue Kinkora, rue du centre-ville de Montréal qui a été rasée à la fin des années 1980 et sur laquelle vivaient plusieurs sujets de Cumming. Ces dessins, qui sont d’abord apparus sous forme imprimée dans un livre d’artiste autoédité, attirent l’attention sur l’intense aspect physique d’un geste iconoclaste (fig. 14-16)11. Comme pour Prologue et Épilogue, la source des dessins de Kincora est photographique, et pourtant la source ici a été complètement, et sans cesse, transformée par la main de l’artiste. Faisant appel à de grands traits vigoureux faits à l’aide de médiums comme la mine de plomb, le fusain et l’aquarelle, Cumming a déformé des figures familières, puisées principalement dans The Stage, et les a ornées d’ailes, leur donnant peut-être ainsi le nouveau rôle d’anges déchus. Alors que les photographies originales demeurent reconnaissables, il y a une ferveur et un côté obsessif dans l’acte de transformation qui en fait des bêtes totalement différentes. Ensemble, les dessins de Kincora donnent l’impression que cet acte possède une dimension cathartique, comme s’il faisait partie d’un processus de deuil intime, une manière de faire face à la mort des personnes illustrées – et d’autres12. Ici, le geste iconoclaste n’est pas nourri purement et simplement par l’agressivité, mais aussi par ce que je présume être une attention, pour nulle autre raison que le temps visiblement requis par le processus. C’est une forme de nouveau montage qui, peut-être en raison de la tactilité même du dessin comme médium, traite de manière particulièrement convaincante de l’investissement corporel de l’artiste.
Des extraits de la série Kincora ont été inclus dans l’une des dernières monographies de Cumming, Donigan Cumming, un regard rétrospectif sur sa carrière publié en collaboration par Dazibao (Montréal) et VU (Québec) en 201213. Ce survol sélectif, qui présente également des images tirées de La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, The Stage, Pretty Ribbons, Lying Quiet, Prologue et Épilogue, est un autre exemple récent du remaniement créatif par l’artiste de son propre matériau. Il ne s’agit pas d’une nouvelle tactique car, comme nous l’avons vu, ses propres images ont toujours été traitées comme une matière privilégiée, non seulement pour produire de nouvelles œuvres, mais aussi pour les réinterpréter grâce à différents modes de présentation. (Il serait intéressant de comparer les différentes façons dont les diverses séries de Cumming ont été exposées et constamment refaçonnées dans des contextes de présentation précis.) À mon avis, l’idée de procéder à un nouveau montage est révélatrice non seulement du type de relation qu’il a entretenue avec son propre travail, mais aussi de la relation qu’il a maintenue avec son public, réel ou projeté. Il se peut que les réactions négatives aux aspects plus controversés de sa pratique aient eu pour effet d’alimenter d’autres provocations, de galvaniser l’artiste pour qu’il continue à questionner la base de ces réactions. Il est possible que l’acte de déstabiliser les spectateurs ait fait partie d’un processus d’éradication de toute forme de révérence envers l’image, à la fois l’image comme telle et celles qui composent son travail. En ce sens, il n’y a pas de moment authentique, d’œuvre originale dont celles qui ont suivi seraient des copies. Il n’y a que du travail.
- Cumming, Donigan. Présentation à Vidéographe, Montréal, le 11 juillet 2019.
- Sur le phénomène des artistes revoyant et faisant un nouveau montage de leurs œuvres antérieures, voir mes essais « Revisiter », dans Serge Clément : Archipel (Paris et Montréal, Éditions Loco et Occurrence), et « Gabor Szilasi : De l’émotion dans les archives photographiques », Ciel variable, no 108 (hiver 2018), p. 22-31.
- La série La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire se compose de trois parties distinctes. La première montre un groupe de personnes vivant dans une situation difficile à Montréal, groupe avec lequel l’œuvre de Cumming est étroitement associée ; le deuxième présente, dans des poses similaires, des gens habitant la banlieue. Pour la troisième, Cumming a donné à ses sujets le rôle d’amateurs d’Elvis Presley et a tissé leurs portraits dans la trame d’un récit complexe comprenant une femme, en Arkansas, qui croit qu’Elvis communique avec elle par la radio et qui lui transmet des lettres par le truchement d’un tabloïd national.
- Voir Scott Birdwise, « Contact et communauté » dans France Choinière (dir.), Donigan Cumming, Montréal et Québec, Dazibao et VU, 2012, p. 7.
- Le texte raconte des passages du film de 1956 de Cecil B. DeMille intitulé The Ten Commandments, tels que relatés par Albert Ross Smith, l’un des principaux sujets de Cumming. Voir Donigan Cumming, The Stage, Montréal, Maquam Press, 1991. En 2014, The Stage a été republié dans le cadre de la collection Books on Books d’Errata Editions, à New York. Deux autres essais, par Robert Enright et Jeffrey Ladd, complètent l’ouvrage.
- Cumming, Donigan. « Postface », Lying Quiet, Toronto, Museum of Contemporary Canadian Art, 2004, p. 164.
- L’exposition Donigan Cumming: Moving Pictures comprenait une installation vidéo, accompagnée d’une trame sonore, qui s’appuyait sur les photogrammes choisis pour Lying Quiet.
- Prologue et Épilogue ont d’abord été présentées en 2005, au Musem of Contemporary Canadian Art, à Toronto, et ensuite à la Galerie Éric Devlin, à Montréal, dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal ; en 2006, elles ont été présentées au Centre culturel canadien, à Paris ; et, en 2008, dans Territoire mental, au Musée d’art moderne et d’art contemporain, à Liège, et à la Mount Saint Vincent University Art Gallery, à Halifax. Les deux font présentement partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec, à Québec.
- Cumming, Donigan. Présentation donnée à Vidéographe, à Montréal, le 11 juillet 2019.
- Bédard, Catherine. Donigan Cumming. La somme, le sommeil, le cauchemar, Paris, Centre culturel canadien, 2006, p. 27.
- Cumming, Donigan. Kincora, Montréal, Maquam Press, 2008. Cette série a également été publiée dans Pencils, Ashes, Matches & Dust, Québec, Éditions J’ai VU, 2009.
- Sur le thème de la mort dans l’œuvre de Cumming, voir en particulier Peggy Gale, « Touching on Donigan Cumming », suivi de la traduction en français « Le sujet de Donigan Cumming », dans Lying Quiet, op. cit., p. 1-15 et p. 17-33.
- Choinière, France (dir.). Donigan Cumming, op. cit.