[Fig. 01] Un soleil difficile, 2017.

La vidéo et son temps ou l’art vidéo défié par le temps

France Choinière

Cher Vidéographe,

Tes cinquante ans m'ont saisie. Soudainement se sont télescopées des centaines d'œuvres vidéo qui m’ont faite, qui ont contribué à mes réflexions – mes émotions aussi –, parfois en se répercutant l’une sur l’autre. J’aurais voulu, dans un temps plus long et un espace plus vaste, les prendre individuellement pour les poser dans un écrin de mots à leur hauteur. Mes amours resteront secrets, mais ma reconnaissance envers les artistes qui contribuent à ce langage encore fragile qu’est la vidéo est immense.

[Fig. 02] portait d'un artiste dans l'Europe des oubliés, 1987.

Assez rapidement, la vidéo est devenue un médium plutôt simple à aborder sur le plan technique. L’équipement s’est allégé tout en se faisant de plus en plus performant, et le traitement de l’image une fois enregistrée est devenu relativement accessible. À cette démocratisation du médium se sont ajoutés des réseaux de circulation indépendants des canaux de diffusion traditionnels et, souvent, une collégialité favorisant le partage des savoirs et le passage des idées. Tous ces facteurs combinés et un maillage quasi instantané avec toutes les innovations technologiques qui s’inscrivent désormais dans une évolution presque attendue de notre quotidien ont contribué à faire de la vidéo un organe puissant. Un outil de communication tellement de son temps, si en adhérence avec son époque, qu’il s’immisce partout et participe à moult aspects de nos vies. À un point tel que par moment, l’exposition aux images est si grande, si immédiate et si inscrite dans la banalité et l’usage, que ces images sont confondues avec la réalité. À quelques reprises récemment, dans le contexte de grandes expositions portant sur la vidéo d’art, entre autres dans un recensement que faisait Artforum1  au sujet de l’exposition Signals au MoMA, on a utilisé la terminologie « coloniser » pour qualifier l’invasion du médium dans toutes les sphères de nos vies. L’analogie décrit assez justement notre rapport à la vidéo : une présence constante, une façon de s’infiltrer partout de manière intangible mais influente, dans l’absence, pratiquement sans traces.

[Fig. 03] Again and again we ask these questions, 2018.

L’art vidéo entretient – et a entretenu depuis ses débuts – un rapport complexe au temps. Assez incontournable, évidemment, pour un médium qui précisément se déploie dans le temps. Mais il y a plus. Il y a d’une part, le temps propre à l’objet, à sa durée et probablement encore plus maintenant à son immédiateté, voire à ses conditions de réception, et d’autre part, le temps même dans lequel l’objet se situe, donc s’inscrit, un temps, une époque, grandement façonnés par des paramètres tant technologiques que sociétaux ayant un fort potentiel d’influence sur sa circulation et ses impacts. Et ces temps, puisque si intriqués, contribuent significativement à l’évolution singulière, spectaculaire même, de l’art vidéo. Ces temps en sont peut-être aussi, insidieusement, ses défis les plus persistants. Sa puissance, et sa carence.

[Fig. 04] Camouflage, 2017.
[Fig. 05] Les amis de l'angoisse, 1995.

Dans ses premières manifestations, la pratique de l’art vidéo s’est attachée à explorer avec habileté diverses aptitudes à défier le temps et à ainsi influer sur notre perception de ce qui est donné à voir. Que ce soit dans le « matériau » même, par le montage et de multiples traitements, voire de décomposition, de l’image ou, plus conceptuellement, en exploitant, par exemple, le hors-champ comme espace-temps permettant à la fois de figurer le passage du temps, voire même de l’étirer ou de le concentrer. Outre cette traversée quasi obligée d’une phase reléguant la représentation au second plan pour se concentrer sur le médium lui-même et l’expérimentation, la vidéo d’art s’est rapidement concentrée sur la représentation pour s’affirmer comme ayant le potentiel d’être ce médium qui serait l’ultime pendant à la réalité, si ce n’est même – plus récemment – ce qui devrait être reçu en tant que vérité, que l’image soit puisée ou non à même le réel, puisque parfois entièrement construite numériquement. Il faut dire que le médium possède d’emblée de nombreuses prédispositions à entrer en dialogue avec son temps comme il emprunte à la culture de masse en cours ses outils, son langage, ses symboles et souvent même ses pratiques pour traduire la complexité des enjeux du moment. Pour nombre d’artistes, la vidéo s’est avérée un outil qui, en permettant de capturer des évènements en temps réel et de les partager sur le champ, offrait une réactivité pratiquement sans failles, et sans filtres. La possibilité de répondre presque instantanément à l’actualité et aux enjeux de société concomitants a stimulé la production d'œuvres de nature engagée. L’art vidéo a ainsi contribué à des changements significatifs, amorcés graduellement à la fin des années 1980, de certains paradigmes du milieu de l’art. Et c’est en grande partie l’immédiateté et un potentiel de dissémination accru qui ont nourri cette transition d’une culture de résignation, souvent cynique, vers une culture d’engagement, parfois radicale.

[Fig. 06] The Coldest Day of the Year, 2020.

À être si de son temps, comme peu d’expressions artistiques le permettent, puisque si ancrées dans un moment donné par les paramètres esthétiques et technologiques qui le marque, tout autant que par l’actualité des sujets abordés, l’art vidéo brouille les cartes. Rarement, un médium a-t-il profité et souffert, simultanément, d’une telle adhérence à l’époque qui le génère. De par ce flot continu d’images dans lequel nous baignons, et toutes ces associations libres qu’encourage le partage des sources, l’organisation ou la catégorisation usuelle de la représentation est floutée. Le statut accordé aux images est trouble, et la manière dont les pratiques artistiques réussissent à se démarquer, à adopter une posture qui les distingue, relève du défi. De nombreuses œuvres vidéo contemporaines à ce texte se situent à des frontières limitrophes à la fiction et au documentaire. Cet entre-deux, qui à la fois en appelle à l’imaginaire et nourrit divers champs de savoir, place la personne qui regarde au centre de l’œuvre et l’invite à adopter un regard actif, plus que contemplatif, à tisser des liens et à faire des connexions pour qu’advienne le sens. D’autres œuvres qui flirtent de très près avec la culture populaire ou avec les limites technologiques actuelles du médium, laissent parfois indécise la personne qui regarde quant à l’approche à adopter pour saisir l'œuvre, à savoir si le sujet en est la méthodologie ou une critique de celle-ci. Ainsi, quoiqu’il semble a priori familier de par les repères narratifs, esthétiques, technologiques ou les référents dont il use, l’art vidéo demeure exigeant envers son public. À l’attention assidue réclamée pour que s’opère la construction de sens, s’ajoute l’équation de la durée, du temps même de l'œuvre. Ce modus operandi complexe influe grandement sur la réception de l'œuvre et provoque une certaine autarcie puisque chaque œuvre s’en trouve reçue individuellement, repoussant l’éventualité d’une confrontation directe ou d’un dialogue entre les œuvres présentées, comme ce serait davantage le cas dans la mise en espace d’œuvres ne relevant pas d’images en mouvement.

[Fig. 07] How to explain performance art to my teenage daughter, 2018.

Bien que l’art vidéo jouisse depuis un moment d’une attention privilégiée dans les circuits de diffusion de tout genre, et qu’il s’agisse d’une pratique artistique bénéficiant de nombreux et diversifiés modèles formels, il y a peu de précédents quant à sa monstration qui se démarque de manière notoire. Toujours la question du temps rattrape le médium : le temps auquel appartient l'œuvre qui lui procure tous les appâts pour séduire ou solliciter l’intérêt, et le temps de sa durée. Ces deux temps coexistent fréquemment dans une sorte d’asynchronisme qui déjà individuellement enclave l'œuvre, en plus de rendre son inscription dans le champ plus vaste de l’exposition – ou d’un programme vidéo – ardue. Maintes fois encore, il faudra refaire l’exercice de réunir des œuvres vidéo pour tendre vers une adéquation féconde pour la personne qui regarde, pour trouver cette temporalité qui permet aux images de captiver dans la durée et de coexister avec les autres, pour faire que le temps des œuvres individuellement et réunies participe au temps de l’exposition ou du programme. Pour qu’il y ait cette promiscuité, cette union où le temps respectif à chaque espace d’image – sans oublier le son qui y est associé – dépasse la mixité et contribue à la temporalité globale de ce qui est présenté.

Pour plusieurs, la récente réclusion imposée, pandémie oblige, a secoué notre rapport au temps et forcé une réflexion sur la durée, stimulée par le sentiment de lenteur que provoquent le confinement et l’isolement. Inéluctablement, de tels moments invitent à réfléchir sur la temporalité, puisqu’il y aura un avant, une fin et un après. Pour le milieu culturel en général, cette situation a été un déclencheur intéressant pour mesurer la valeur que la société accorde à l’art. Soudainement se sont invitées des réflexions assez fondamentales sur notre engagement envers l’art qui nous est contemporain et sur comment nous entrons en relation avec celui-ci. Pour les pratiques de l’art vidéo, la suspension des activités dans les espaces de diffusion a révélé toute la malléabilité, la capacité d'adaptation de cette forme d’expression et l’aisance avec laquelle elle peut entrer en relation avec son public. Cette autarcie qui, en contexte d’exposition, joue parfois contre l'œuvre en contexte de réclusion a su captiver et effacer la durée, en appeler de nos liens réels tout autant que virtuels.

[Fig. 08] Liabilities, 1994.

Il n’est pas anodin que pour la première fois, en cette période de crise, une instance comme l’Organisation mondiale de la Santé ait affirmé l’effet bénéfique de l’art sur la gent humaine2, reconnaissant qu’il s’agit d’un stimulus significatif pour entrer en relation avec l’autre, multiplier nos expériences humaines autant qu’intellectuelles. Il est reconnu que l’art sollicite les deux pans de notre cerveau. Il en appelle à enregistrer de nouvelles informations, à les comparer à celles déjà inscrites, nous permettant d’affirmer un sentiment d’appartenance, de remettre en question certaines propositions ou des visions divergentes. Tout comme il convie notre sensibilité, offrant plaisir, voire séduction. C’est ainsi qu’est stimulé par l’art notre désir d’agir autant que de vivre.

On peut remettre en question l’art vidéo de nombreuses manières, prétextant que la vidéo en soi est un support qui aurait tout colonisé. Bien qu’il procure une image assez juste de l’infiltration persistante du médium, le terme porte ombrage à la pratique, banalisant à l’excès le geste. Certes, l’usage des outils numériques, leur accessibilité et les réseaux de distribution potentiels ont influé sur le geste artistique, l’inscrivant dans une certaine immatérialité, le pressant à être de son temps, tout en étant exigeant en termes temporels. L’évolution des technologies a transformé – facilité ? – la manière dont sont créées et reçues les œuvres. Sont ainsi ouverts d’innombrables possibles qui dépendent peut-être moins du geste mais qui sont aptes à susciter des expériences narratives, sensorielles et conceptuelles uniques, engageantes. Et si une pratique artistique qui s’éloigne du geste à proprement parler nous ramenait, dans son immatérialité, un peu plus près de nos deux cerveaux pour faire s’accorder intelligence et plaisir ? Pour reconnaître cette avidité que nous avons d’assouvir ces deux pôles existentiels qui font de nous des êtres humains.

De temps en temps, être de son temps prend du temps. Et Heidegger pourrait s’inviter dans la conversation pour nous rappeler que nous ne sommes pas uniquement dans le temps, dans un espace temporel, mais que l’on s’identifie aussi au temps, que le temps a un sens indissociable de l’être.

[1] Nations Unies. (2019, novembre).L’art peut être bénéfique pour la santé, tant physique que mentale (OMS). https://news.un.org/fr/story/2019/11/1055841

[Fig. 09] Liabilities, 1994.
  1. THE SCREEN AGE: VIDEO’S PAST AND FUTURE. Artforum 61, no 9 (mai 2023).
  2. Nations Unies. (2019, novembre).L’art peut être bénéfique pour la santé, tant physique que mentale (OMS). https://news.un.org/fr/story/2019/11/1055841

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