[Fig. 01] Libidante, 1972.

Corps-Matière et Matérialité de la vidéo Libidante (Mousse Guernon, 1972)

Julie Ravary-Pilon

Cinematic bodies. cinema captures bodies, their sounds and their appearances, and transmutes them to ones and zeroes, to emulsion, to magnetized tape. It cuts them up and pastes them together and prints them, on screens and speakers large and small, to other bodies – bodies that stand, sit, walk, or lie, alone and in crowds, in private and in public, bodies that gaze, that look away, that cringe, that laugh, desire, imagine, dream. Where does one body stop and another end?

Cáel M. Keegan, Laura Horak et Eliza Steinbock, « Cinematic / Trans* / Bodies Now (and Then, and to Come) »

This unsettling of "matter" can be understood as initiating new possibilities, new ways for bodies to matter.

Judith Butler, Bodies that Matter

[Fig. 02] Libidante, 1972.

Corps et vidéo, des corps représentés à l’écran, les corps du public dans la salle (et maintenant devant leur écran à la maison), le corps du dispositif. Autant de relations définies et redéfinies, réfléchies et infléchies par les vidéastes et les penseur.e.s de cet art. Dès ses débuts, le septième art attire l’attention sur les formes humaines. Le voyeurisme s’entremêle avec la fascination pour la ressemblance. Pulsions égocentriques retrouvées dans le cadre d’une image en mouvement, la projection est double. Raymond Bellour dans son ouvrage Le corps du cinéma. Hypnoses, émotions et animalité1 proposait l’image belle d’une hypnose dans laquelle « un corps de spectateur [est] pris dans le corps du cinéma ».2 Si Bellour célèbre cette idée d’une emprise du cinéma sur les corps de son public, Linda Williams nous rappelait dans « Film Bodies: Gender, Genre, and Excess »que les genres cinématographiques reconnus pour la création de fortes réactions « corporelles » chez le public, ont longtemps été catégorisés comme formes sensationnelles daignant peu d’intérêt de la part de l’intelligentsia culturelle et de ses cinéphiles. Des trois genres choisis pour exemplifier sa théorie, nous retrouvons la pornographie.4 Lieu privilégié pour réfléchir les rapports entre corps et audiovisuel, les études des pornographies connaissent aujourd’hui une forme d’âge d’or.5 C’est dans ce foisonnement de réflexions sur les liens entre corps, érotisme et images en mouvement que nous inscrivons notre lecture sur Libidante (1972, Mousse Guernon), le « premier vidéogramme d’animation érotique».6

[Fig. 03] Libidante, 1972.

Libidante est une œuvre de 14 minutes sans dialogue. Dans une trame narrative toute simple relatant la rencontre entre deux amants, Guernon explore les ressorts du dispositif vidéographique dans la création d’un récit érotique. Les premières images de la vidéo sont celles d’un collage d’images tirées des fresques de La création d’Adam (1508-1512) de Michel-Ange (le doigt de l’homme touchant le titre « Libidante » plutôt que celui de Dieu !) et de La Naissance de Vénus (1485) de Sandro Botticelli. Deux des nus les plus connus et célébrés à travers l’histoire de l’art. Le ton est lancé.

On entre alors dans la chambre d’une femme nue de dos, assise à la fenêtre, rêvassant. Un homme vient la rejoindre, il l’accompagnera à l’extérieur de son appartement. Au moment où l’homme met son bras autour du cou de la femme, une image fait sauter la diégétique pendant quelques secondes : sur une toile noire, on retrouve la femme en nudité frontale et complète qui sourit en regardant la caméra.7 Un accès éclair à la psyché de la protagoniste. Le couple continue son chemin. Alors attablés autour d’un café, les deux amants se prennent les mains. Au contact des peaux, l’image bascule à nouveau. La vidéaste inverse la luminosité pour signifier un chemin de traverse dans un monde de fantasmes. Les corps des amants nus flottent désormais dans un espace autre. Pour le dire avec le philosophe Michel Foucault : « Nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace qui peut aussi être hanté de fantasme ; l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions, détiennent en eux-mêmes des qualités qui sont comme intrinsèques ».8 C’est dans cette hétérotopie que les corps des amants seront réunis à nouveau, mais cette fois-ci via le procédé vidéographique de la surimpression de deux images : les corps des deux personnages se retrouveront l’un sur l’autre à l’image par un trucage au montage. Le mouvement est double, à la fois chez les corps bougeant de manière indépendante dans leur propre espace diégétique ainsi que par le mouvement imprécis de la surimpression des images en post-production.9

[Fig. 04] Libidante, 1972.
[Fig. 05] Libidante, 1972.

Gernon aura également recours à un second procédé vidéographique encore plus surprenant et franchement inédit dans son exploration des mises en scène des désirs : la vidéo feedback. L’artiste et théoricien Sam Meech décrit cette technique ainsi :

A simple looped arrangement of video camera and display produced a fascinating mise-en-abyme of infinite real-time recursion - pictures within pictures. Careful manipulation of the camera allowed artists to gently push the video signal into abstraction, and coax a myriad of self-sustaining patterns.10

Cette myriade est ici savamment utilisée de manière à matérialiser une forme d’irradiation de l’excitation sexuelle des corps des protagonistes.11 En 1972, la vidéo feedback n’est pas une technique nouvelle. Elle est observée dès 1963.12 Ce qui paraît novateur ici, c’est son usage dans la mise en image de l’excitation sexuelle. Guernon réussit à matérialiser l’émanation des désirs des corps à l’écran. Elle permet aux corps de déborder de leur enveloppe, de remettre en cause les contours régulés des corps matérialisés.13

[Fig. 06] Libidante, 1972.

Cette expérimentation rappelle celle de Fuses (1964-1967), œuvre immense de Carolee Schneemann qui propose un autoportrait pornographique dans laquelle l’artiste met à l’épreuve l’impression du désir sexuel sur la pellicule filmique. Filmé en format 16 mm et mettant en scène l’artiste et son partenaire de l’époque James Tenney, Fuses, comme Libidante, repousse les frontières ontologiques du médium afin de transposer le désir sexuel diégétique via les qualités matérielles de la pellicule. Schneemann expérimente des techniques telles que le brûlage naturel et chimique de la pellicule, le collage et la peinture sur film afin de de saisir la sensualité propre au médium. L’historien du cinéma David E. James voit dans Fuses une énergie sexuelle profilmique qui déborde du cadre pour s’affranchir comme purement filmique.

This texturing of superimposition, of rhythmic disjunction and return, the scratching, painting, and dyeing, the fusing and refusing of represented flesh, is thus both correlative in its visceral energy to the sexual encounter it reproduces (its dalliance with memory) and itself the site of a textural eroticism in which the work (or play) on the body of film renews the congress, coming back to it (its encounter with desire).14

[Fig. 08] Libidante, 1972.
[Fig. 09] Fuses, 1964-1967.

Outre une démarche partagée entre Schneemann et Guernon pour une recherche du « textural erotism » du médium, quelques indices visuels nous laissent croire que Libidante pourrait être une réponse, voire un hommage à Fuses. Par exemple, les deux artistes mettent en scène une femme nue, de dos, qui rêvasse devant la fenêtre de sa chambre.

Contrairement à Libidante, les corps du couple de Fuses seront réunis dans un même espace diégétique lors des scènes de sexe. Par contre, une corrélation importante est observable dans la disposition des corps à l’écran lors des séquences en solo dans les deux œuvres.

Fuses et Libidante agissent ainsi comme un diptyque nous proposant une réflexion charnelle sur la physicalité de leur médium respectif.

[Fig. 10] Libidante, 1972.
[Fig. 11] Fuses, 1964-1967.
[Fig. 13] Fuses, 1964-1967.
[Fig. 12] Libidante, 1972.

En terminant, à la manière d’une main tendue aux autres réflexions sur les histoires du Vidéographe, remettons Libidante dans son contexte de production. D’un point de vue historique, la marginalité de cette œuvre de Guernon est triple. Par la place des femmes à la réalisation audiovisuelle à cette époque : 1972 est l’année tardive qui voit arriver un premier long métrage de fiction réalisé par une femme au Québec soit La vie rêvée réalisée par Mireille Dansereau.15 Par le médium vidéographique : Robert Forget témoigne dans une entrevue de la réticence des services techniques de l’ONF à prendre « au sérieux » la nouvelle technologie de la vidéo portable au début des années 1970.16 Et finalement, par la mise en scène de la sexualité et de la nudité : La présence écrasante des succès populaires des films de fesses sur les écrans québécois laissait trop peu de place aux expérimentations artistiques souhaitant nourrir les réflexions ambiantes de la Révolution sexuelle. En 1972, une vidéo érotique réalisée par une femme explorant la sensualité du médium était sans pareil au Québec. Libidante est une œuvre fascinante qui nourrit un reploiement somatechnique sur les liens unissant technologie, corps et sexualité.

  1. Bellour, Raymond, Le corps du cinéma. Hypnoses, émotions et animalité, Paris, P.O.L., coll. « Trafic », 2009
  2. .Ibid. p.16
  3.  inda Williams, « Film Bodies : Gender, Genre, and Excess », Film Quarterly, vol. 44, n° 4, été 1991, p. 2-13.
  4.  Trois genres sont spécifiquement convoqués par la théoricienne comme contrepartie du « classic realist style of narrative cinema » : le cinéma d’horreur, le mélodrame et le porno. Ces genres à « low cultural status » seraient un lieu privilégié pour examiner les formes de plaisir visuel et narratif trop souvent sous-estimés, voire jugés dérisoire des fantaisies sexuelles populaires. Trente ans plus tard, les études ayant souligné la complexité, et surtout le grand intérêt de ces genres cinématographiques, sont nombreuses. Des cours complets sont dédiés au cinéma d’horreur, les traditions du mélodrame sont célébrées par les cinéphiles et les études de la pornographie possèdent, depuis 2014, une revue scientifique à leur nom : Porn Studies éditée par Feona Attwood, John Mercer et Clarissa Smit, publiée chez Routledge.
  5.  Cette réflexion sur Libidante a été entamée dans le cadre d’une présentation à la MAGIS- Gorizia International Film Studies Spring School en 2017. Véritable pépinière de projets en études des pornographies, cet événement accueille depuis 2011 des chercheur.e.s qui réfléchissent la « cartography of pornographic audiovisual ».
  6.  On peut lire sur la page d’introduction de la vidéo : « D'après Mousse Guernon, cette vidéo est le premier vidéogramme d'animation érotique. » https://vitheque.com/fr/oeuvres/libidante
  7.  Un moment de suspend qui n’est pas sans rappeler la mise en scène des nus dans Wow (Claude Jutra, 1969). Ici, par contre, ce moment de suspension dans le récit n’est pas secondaire ; il annonce plutôt le cœur du film.
  8.  Foucault, Michel, « Des espaces autres », Empan, vol. 2, no 54, [1967] 2004, p. 13-14.
  9. Dans un document de production tout à fait fascinant, la vidéaste met sur papier sa vision du projet : « Les deux personnages centraux sont filmés séparément, sur fond blanc, dans les séquences où ils font l’amour. Au montage, ils sont réunis selon les truquages « négatif/positif » et « fondu » que l’on peut réaliser avec la régie portative. Ainsi, l’[homme], caresse… dans une image, une femme réagit… dans une autre image !». Cette archive du dépôt du projet témoigne, sur plusieurs aspects, de l’espace de création sans pareil du Vidéographe en 1972, un an seulement après son ouverture. Dans un premier temps, cette description du projet tient sur une page. On imagine même qu’il en fût la première et unique version si l’on se fie au gribouillage et rapiéçage des bouts de phrase. Dans un deuxième temps, on dénote également une jolie forme de camaraderie entre les instances décisionnelles du Vidéographe et ses artistes. Guernon y inclut des pointes d’humour pour son lectorat à l’évaluation du projet : « Un homme et une femme (cé pas érotique ça!)». Disponible sur le site de la Vithèque. https://vitheque.com/sites/default/files/titles/press-releases/description_de_projet_1972.pdf
  10.  Sam Meech, Video in the Abyss (2020), p. 2. Je remercie Sam Meech, qui, lors de ma recherche, m’a partagé ses intuitions sur les expérimentations techniques déployées par Mousse Guernon dans Libidante. Son œil clair m’a permis de mieux comprendre la dimension performative dans la production de cette vidéo. Sa thèse Video in the Abyss (2020) est un document incontournable pour toute personne s’intéressant à l’histoire artistique des usages de la vidéo feedback.
  11.  En 1973, la journaliste Denise Dionne propose même qu’en visionnant Libidante on perçoit les grandes promesses du médium vidéo pour les représentations de l’érotisme : « Quelques productions ont joué avec les possibilités d’effets visuels électroniques du médium. […] Il est à noter qu’un sujet comme l’érotisme convient très bien à ce type de traitement formel (par ex. Libidante). » Denise Dionne, « Vidéographe : culture nouvelle », Vie des Arts, volume 18, numéro 72, 1973, p.71.
  12.  Meech retrace un des premiers balbutiements de cette technique à la BBC dans le travail de l’ingénieur Ben Palmer ainsi que dans le générique d’ouverture son émission Doctor Who. Voir Video in the Abyss, op. cit., p. 18.
  13.  Le concept des lois régulatrices hétérosexistes sur la matérialité des corps est emprunté ici à Judith Butler : « [T]he regulatory norms of “sex” work in a performative fashion to constitute the materiality of bodies and, more specifically, to materialize the body's sex, to materialize sexual difference in the service of the consolidation of the heterosexual imperative. In this sense, what constitutes the fixity of the body, its contours, its movements, will be fully material, but materiality will be rethought as the effect of power, as power's most productive effect. » Voir Bodies that Matter, op. cit., p. 2.
  14.  James, David E., Allegories of Cinema: American Cinema in the Sixties, Princeton University Press, 1989, p. 320.
  15.  Dans un article publié chez ArtsCanada en 1973, Joe Bodolai et Isobel Harry relate leur visite chez Vidéographe. On y souligne dès les premières lignes, la dimension individuelle du médium vidéo qui, contrairement au cinéma ou à la télévision, se crée en solo ou en très petite équipe. Les journalistes remarquent également une organisation plus démocratique, enclin à une distribution horizontale entre producteur et spectateur : « Vidéographe seems in great contrast with the elitism, professionalism and mystery of film and commercial television. » (p. 66) La vidéo serait également le compagnon idéal pour médiatiser une multitude de relations sociales et de moments de vie personnelle. Finalement, les journalistes soulignent la place des femmes au travail dans les locaux du Vidéographe. « There are numerous videotapes made by women to be seen at Vidéographe. More than half the people operating equipment on set productions are women.” (p. 70) Cette équité est très loin d’être le même fait d’arme à l’Office National du Film à l’époque.
  16.  Une histoire du cinéma : Robert Forget (Denys Desjardins, 2014)