[Fig. 01] Musique d'intermission, 1970

La bande de vidéographes

Luc Bourdon

Au printemps 2020, la conservatrice Karine Boulanger m’a parlé du projet de réalisation d’une publication numérique qui soulignerait le 50e anniversaire de fondation de Vidéographe.

Lors de notre première discussion sur une éventuelle collaboration de ma part, je lui ai demandé si elle avait une idée du sujet qu’elle désirait que j’aborde… Et la réponse fut celle de l’évolution de la professionnalisation du métier de Vidéographe.

La question m’a surpris. La professionnalisation ?

[Fig.02] Selectovision, 1981.

La boîte à souvenirs – la mémoire – s’est mise à visiter et à retrouver des faits, des gestes, des moments précieux vécus avec une joyeuse bande de personnes qui furent des pionnier.ère.s de la vidéo (sous toutes ses formes).

Très vite, je me suis remémoré une foule de personnes qui furent déterminantes pour la petite et grande histoire de Vidéographe. Des personnes que l’on retrouve dans les génériques de la collection et qui, pour la plupart, furent importantes pour le collectif.

Au fil du temps, plusieurs membres influents de cette histoire du Vidéographe nous ont quittés en laissant derrière un précieux héritage.

Il faut se souvenir du militantisme du cinéaste Yvan Patry, des astuces du producteur Claude Forget, du leadership du réalisateur Norman Thibault, des idées novatrices de la directrice Louise Surprenant, de la dévorante passion de la programmatrice Sylvie Roy ou de l’artiste inclassable qu’est Marc Paradis. Autant de noms que de parcours qui ont façonné l’histoire de Vidéographe

[Fig.03] Local St-Denis, 1970.

Au temps de l’analogique – celui des prouesses techniques pour créer des œuvres avec un médium qui avait des limites évidentes –, la vidéo était maudite par les milieux du cinéma et de la télévision. Nous étions des amateurs qui faisaient du bruit avec des outils déficients, pauvres et sans envergure. Nous réalisions des œuvres certes originales mais qui, selon les professionnel.le.s de l’image d’alors, s'adressaient à un public marginal. À leurs yeux, nous étions des amateurs sans envergure et sans avenir, hors du circuit des images.

Pourtant, dans la foulée de la promesse d’une démocratisation des outils de communication et grâce à l’émergence de la technologie vidéo, nous pouvions enfin faire nos images, notre télévision, notre cinéma. Le champ était libre et la liberté de création quasi totale.

[Fig.04] Éditomètre, 1972.

Pour une nouvelle génération qui découvrait ces nouveaux outils de création, le contexte était favorable pour créer des premières œuvres sortant des sentiers battus par les chaînes de télévision et le milieu du cinéma.

Des vidéos souvent réalisées, produites, promues sans financement. Des premières œuvres possédant chacune une signature et réalisées grâce à la volonté et l’entêtement de ses auteur.rice.s.

Du début des années 1970 à aujourd’hui, l’expérimentation avec les images et les sons en mouvement sont ainsi au cœur des œuvres qui se retrouvent encore et toujours dans la collection Vidéographe.

[Fig.05] Manuel video PortaPak, 1987.

Libre, léger, portable, instantané, immédiat, économe, accessible sont des mots clés pour définir les qualités de cet outil de communication qu’est la vidéo, un objet de personnalisation performant qui n’a cessé de se répandre dans toutes les sphères de notre société.

En parcourant la collection, j’ai noté les vagues successives de nouvelles têtes qui trouvaient à Vidéographe un lieu d’accueil et de promotion de leurs œuvres. À savoir que Vidéographe demeure une maison d’accueil pour la relève, un centre d’accès à la vidéo qui permet d’accueillir celles et ceux qui désirent expérimenter avec le médium vidéo afin de créer des œuvres à leur image.

Et la professionnalisation dans tout cela ?

Ma première pensée fut celle de croire et de me dire que la professionnalisation du milieu fut d’abord et avant tout celle de l’administration des lieux de production et de diffusion de la vidéo.

À chacun.e sa niche, son clocher, sa spécialisation permettant de bien se définir et d’avoir accès au financement de l'État. C’est là que, selon moi, l’enjeu de la professionnalisation s’est joué.

À l’ère de la spécialisation et d’une clientélisation de plus en plus prégnante, ce sont les administrations des centres d’artistes qui virent leurs univers se professionnaliser.

[Fig.06] Bureau.
[Fig.07] Salle de montage.

À savoir qu’au début des années 1980, l’équipe de Vidéographe vacillait entre période de chômage et différents programmes de subvention à l’emploi. Ainsi, la part de financement du centre vouée à l’équipe de Vidéographe se retrouvait souvent au cœur des débats des membres (notamment lors des AGA).

Vidéographe était un centre de production et de diffusion sans beaucoup de sous qui est devenu avec le temps une maison de distribution financée adéquatement, notamment par des organismes provinciaux et fédéraux qui ont reconnu l’importance de soutenir un réseau grandissant de centres d’artistes au Québec et dans toutes les régions au Canada. Un modèle unique qui permet une diffusion de l’art et qui appuie des administrations qui se doivent d’être structurées, adéquates, performantes.

En regard de ce passé, la notion de collectif et d’appartenance a tranquillement et véritablement cessé d’être aussi importante pour la majorité des membres. Nous n’avions plus à nous préoccuper de son existence et nous avons épousé, tranquillement mais sûrement au fil des décennies, la posture d’un.e client.e qui désire des services, des rendus, de la performance et des prix abordables.

[Fig.08] Affiche Festival vidéogrammes, 1972.

Les vidéographes sont devenus assurément des artistes professionnel.le.s fiscalement identifiables qui possèdent aujourd’hui des leviers de financement beaucoup plus importants. L’art vidéographique et ses outils de création ont évolué et se sont propagés sur les scènes, dans les galeries, sur les murs, dans les endroits publics, à la télévision, sur le web… Partout, tout le temps.

Cela dit, plusieurs d’entre nous se battent encore et toujours avec des miettes malgré les possibilités offertes par des subventions, des formulaires, des règles, des systèmes de financement qui, il faut bien l’avouer, fonctionnent fort bien.

Ainsi, le rêve initial a permis de croire que tout le monde peut créer ses images en vidéo. Ce rêve est réalisé. C’est une chose acquise et favorisée par la révolution numérique et l’appétit de grandes corporations qui ont veillé à développer et à nous vendre de fabuleux outils technologiques.

Mais… Être vidéographe de profession, ça rime à quoi aujourd’hui ?

Je ne sais pas répondre à cette question riche et complexe. Je ne sais qu’une chose : Tout est possible quand on a une idée en tête car tourner et monter en vidéo est devenu chose abordable pour tout le monde. Reste à répéter l’expérience et pouvoir en vivre… Et il n’existe pas de recettes en ce domaine. Il n’existe que des êtres humains qui rivalisent d’ingéniosité pour (sur)vivre de leur art. La liste des réussites est longue et riche en anecdotes. La liste des échecs l’est tout autant.

[Fig.09] Sélectovision, 1981.

Je visionne le vidéogramme ENTRÉE EN SCÈNE filmé en 1972 avec l’un des kits Portapak de Vidéographe. L’illustre Robert Forget y présente sa tribu de jeunes hommes barbus et militants qui se trouvent ce soir-là dans un local situé rue Saint-Denis. Il nous révèle les grandes orientations du groupe qui rêve de donner le pouvoir des images au peuple, de faire la révolution des esprits grâce à l’accessibilité offerte par ce nouvel outil.

Puis je regarde MUSIQUE D’INTERMISSION réalisé à la même époque (1970) et qui présente un moment, une pause, une intermission… On y voit une seule image, une photo, image fixe d’une utopie vue par un homme qui médite sur le bord d’une grande étendue d’eau au-dessus de laquelle flotte les six moniteurs du Vidéo-Théâtre du Vidéographe. Image immobile qui sert ici de support pour le son d’un jam session réalisé au Vidéographe.

Cette musique me permet d’imaginer le filage des micros mélangés les uns aux autres et la console de son qui fume autant que les cendriers… Je tente de reconnaître le style et d’y mettre des visages et des noms que je connais sûrement. Je revois des images du quartier qui vibre au son des boîtes de jazz et de blues, de quelques cafés bohèmes et des premières terrasses.

Je revois aussi les vieux hôtels déglingués, les maisons de chambre à louer et les tavernes bondées d’hommes face à leurs bières. L’UQAM n’a pas encore élu domicile au coin de la rue tandis que la collection de la Bibliothèque Nationale loge dans le vieil édifice Saint-Sulpice qui accueille, dans sa grande salle située au sous-sol, les projections de la Cinémathèque québécoise.

18:30 - Le ruban décroche, le son s’éteint tandis qu’une une grosse glitche de 10 secondes envahit l’écran… C’était il y a cinquante ans.

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[fig. 01] Vidéothéatre, 1980
Dominique Sirois-Rouleau