Donigan C. et les richesses de l’indigence
Voici l’œuvre d’un artiste à la luxuriante complexité. Comment l'aborder ? Nous nous sommes offert de nous attarder plus singulièrement à ses créations vidéographiques, en nous permettant quelques dérives, ici ou là, au sein de son corpus photographique. Nous retrouvons chez Donigan Cumming une quête véritable jouant avec le subterfuge de l’image documentaire, photographique ou vidéographique. Assez tôt dans sa vie, il a pris conscience de l’aspect spectaculaire et préconstruit qui prévaut dans tout projet documentaire, lançant des ponts au-dessus du vide relativement ténu, parfois carrément inexistant, entre la réalité « médiée » par un processus documentaire et l’acte fictionnel au sens strict.
Chez Cumming, nous nous découvrons confrontés par l’indigence et les limites de l’existence humaine, non pas comme portrait rapidement esquissé ou sujet directement exploité, mais avec leur conséquence, leur dramaturgie pourrait-on dire. Et là, tout dépend de celui qui œuvre, qui sculpte à partir de son matériau, cette misère, cette déliquescence ou cette mortalité, plus par réflexion que par présomption.
Donigan Cumming, né en 1947 en Virginie, pourrait être considéré existentiellement comme un produit des années 1950. Résident de la Floride, immigrant, jeune Américain refusant la guerre au Vietnam et aussi la violence de la société qui l’avait vu grandir, il arrive à Montréal au début des années 1970. Il se consacre notamment à la photographie. Dans les années 1980, son travail lui fait connaître une renommée internationale. La photographie occupe une place considérable dans son travail créatif jusqu’en 1991 lorsqu’il se remet en contact avec les images en mouvement longtemps après avoir tâté du Super 8, en 1968, et qu’il utilise la caméra vidéo légère pour nous relater sa relation avec Nettie Harris, l’un de ses modèles photographiques de prédilection, ancienne actrice et journaliste récemment décédée, dans Une prière pour Nettie (1995).1
Étudiant en arts aux États-Unis dans les années 1960, il ne peut échapper à l’influence de ces mouvements qui furent comme une lame de fond et qui se sont appelés la contre-culture et le mouvement pour les droits civiques. Si nous insistons sur cet aspect implicite et pour autant qu’il soit réducteur, c’est que nous pouvons retrouver dans son travail plusieurs des valeurs propres à ceux-ci : la critique du spectacle et du consumérisme, l’ouverture compassionnelle, le dépassement des limites acquises de l’existence, le développement d’une communauté, l’intérêt pour les exclus sociaux, l’antipsychiatrie, le respect de la dignité humaine, le fameux « here and now », les expérimentations du théâtre sous plusieurs formes, le mouvement Fluxus et l’art action.
Quelques-uns des individus qu’il nous donne à écouter et à voir, certes devenus en apparence pauvres et malades, avec lesquels il construit son théâtre de la cruauté (que nous devrions rebaptiser théâtre de la franchise après avoir fréquenté son œuvre durant de longues années) appartiennent d’ailleurs à ce passé. Ils sont de cette génération qui s’est confrontée au pouvoir en place, souvent de façon violente, en revendiquant la fin de la guerre et du racisme.
Voici ce que proclamait Cumming en 2000 au sujet de sa propre démarche :
« Tout mon travail s'inscrit plus ou moins librement dans le cadre du documentaire social ; il s'agit d'un travail qui interprète les attitudes sociales et les réactions individuelles. Ce que j'inclus dans cette catégorie du documentaire social, ce sont tous les aspects du travail artistique : la vie affective de l'œuvre dans sa totalité (de sa production jusqu'à sa réception), les questions liées aux réactions de la critique et du public en général, l'éthique professionnelle, les dispositifs narratifs, la symbolique, la rhétorique, le mythe, ainsi de suite. La continuité qui anime mon travail tient à la volonté de soulever des questions sur la pratique documentaire – à mettre en jeu les attentes – et ce, même lorsque je présente la réalité des conditions sociales. En somme, ce travail commente, et souvent de manière très critique, la tradition documentaire qui le nourrit et lui sert de cadre. L'artifice manifeste et la résistance à l'orthodoxie en sont les principaux signes de rupture – la fiction s'infiltre dans la maison de la vérité et vice et versa. Dans La Réalité et le Dessein dans la photographie documentaire, une exposition qui regroupait plusieurs années de travail photographique et qui a été présentée pour la première fois au Centre national de la photographie en 1986, j'avais commencé à aborder des enjeux qui sont toujours les miens aujourd'hui, comme sont toujours présentes les personnes qui ont été mes modèles à cette époque. Les personnes encore vivantes comme celles qui sont aujourd'hui décédées. » 2
On comprend dès lors que ce texte, et le fait que vous soyez en train de le lire et de réfléchir à Cumming, ainsi que les réactions parfois violentes et révulsées que ses images provoquent, voire la pléthore des essais qui commentent son travail depuis plus de trente ans, font partie intégrante d’un processus ethnographique créatif qu’il aura mis en place il y a des dizaines d’années, où l’observateur se retrouve aussi imbriqué que l’observé. Démarche totalisante, certes, mais fascinante : celle d’une recherche pour un dépassement du protocole documentaire qui lui apparaissait trop réducteur, le jugeant inapte à rendre compte de la complexité d’une réalité sociale.
En vidéo comme en photographie, Cumming interroge la représentation sociale du moi. Sa stratégie narrative consiste à faire dialoguer le dedans et le dehors, l’immobile et le mobile, le mort et le vivant, le normé et le « hors-normes », le public et le privé, le Montréalais et l’universel, dans une crudité qui ne peut, ni ne doit laisser indifférent. Si ses photos nous offrent la plupart du temps des poses qui imitent la statuaire ou la peinture classiques, pensons à Les Pleureurs (1994) acquise par le Musée national des beaux-arts du Québec, ses vidéos semblent tributaires de la simplicité de l’équipement de captation dont il dispose ou, plutôt, avec lequel il a décidé de travailler. Cette MiniDV, il en exploite à foison les vertus intrinsèques. Le photographe stylé choisit cette pauvreté de l’imagerie vidéo volontairement. Il décide aussi de participer en tenant la caméra à bout de main. Cela génère un effet « hic et nunc » tout à fait saisissant qui accentue l’illusion de « véracité ». Parfois même, comme dans Du côté de chez Locke (2003), qui n’est construit essentiellement qu’avec ce style de point de vue hyper-subjectif, on croit se retrouver à l’intérieur d’un cerveau atteint de logorrhée.
On retrouve également souvent dans ses bandes (Coupez le perroquet, 1996; Culture, 2002), un moment où il parodie ce que Hollywood appelle un « establishing shot ». C’est celui où pour nous situer un personnage, il effectue autant un panoramique qu’un balayage, tel un drone survolant le chaos domestique de la chambre dans laquelle il ou elle a vécu. Il agit comme un intrus, mais c’est pour mieux établir un constat. Ce que nous ferons de ces images, cela nous revient. Cumming ne joue pas avec des préceptes moraux. C’est à nous qu’il convient de tirer les conclusions. N’est-ce pas là le but de sa provocation ?
Provocateur, certes, mais pas à n’importe quel escient. Assez souvent, dans des entrevues qu’il a données, il nous parle des influences des théâtres du double, de la distanciation, de la cruauté et de l’absurde dans sa démarche d’artiste visuel. Ce que dit Cumming de sa relation avec ses acteurs amateurs et avec la mise en scène est assez évocateur.
« À part les déplacements vers le haut ou vers le bas de l'échelle sociale, dans ou en-dehors des regards convenables, une autre forme de mobilité est créée, au sein de cette communauté d'acteurs amateurs, par la narration et le jeu. J'utilise beaucoup de métaphores théâtrales, tant quand je produis que lorsque je parle de mon œuvre. Ce n'est pas le spectacle pour lui-même qui m'intéresse mais il y a certains aspects de l'expérience théâtrale qui sont cruciaux pour ce que je fais. Il s'agit là d'une théorie sociale de base mais elle a marqué ma formation et est au cœur de mes premières sources d'inspiration. Mon passé est fait d'un mélange : il vient du théâtre (je veux dire de Beckett, Artaud, Brecht et Ionesco) puis, plus tard, de la performance de la fin des années 60 alors que Fluxus et le Funk étaient aussi dans l'air. » 3
Ici Cumming se distingue par la construction d’une dynamique quasi familiale avec ses modèles. Presque généalogique pourrait-on dire, lorsqu’il dresse une esquisse de la gestation du passage de ces individus devant son objectif de vidéaste.4
À vrai dire, les liens qu’il a entretenus avec ses témoins dépassent de loin la prise de contact temporaire que l’on retrouve trop souvent dans le monde professionnel du cinéma et qui s’estompe après un tournage. Que leur vie narrée soit vraie ou fausse, que ce qui nous est montré de leurs douleurs ou de leurs dérélictions soit réel ou non, les relations qu’il a maintenues sont de l’ordre du rapport intime. Si pour Cumming, toute fiction est mensonge et qu’il en va de même du documentaire, il joue avec dans ses vidéos et nous propose des élaborations narratives à saveur biographique pour nous situer tel ou tel personnage. Mais le pacte qu’il semble avoir conclu avec les membres de sa communauté, c’est : « Mettez-vous à nu, offrez-vous à mon objectif, soumettez-vous quelques minutes à mon regard scrutateur, nous allons jouer au jeu de la franchise. Et avec la panoplie des outils du spectacle, nous allons lui renvoyer avec franchise, l’image de la condition humaine et combattre le mensonge sur lequel se sont bâties la plupart des représentations sociales. »
Cumming va creuser plus profondément encore sa dynamique de groupe, rester fidèle, même après leur mort, à ces hommes et ces femmes qui, en offrant avec autant d’impudeur que de générosité l’extrémité de leur vie, leurs blessures corporelles, leur dénuement matériel ou leur nudité à l’objectif de sa caméra, ont irrémédiablement modifié le cours de son existence. Il témoigne de cela, dans un processus qui relève à la fois de l’anamnèse et de l’allégorie, dans des œuvres photo-picturales majeures comme Prologue (2005), Épilogue (2005), Lying Quiet (2005) et Kincora (2008).
Cette proximité lui permet d'exprimer des situations que la distance entre l’observateur et l’observé aurait rendues impossibles. Mais nous comprenons aussi que l’observateur suit, intercédée par ces personnages, une quête qui remonte à de longues années.
Dans sa bande Du côté de chez Locke, son frère est mis en scène. Celui-ci souffre depuis l’enfance de retard intellectuel. Il en parle dans de nombreuses entrevues, Cumming semble avoir traîné cela continuellement avec lui et développé son œuvre entière avec cette dimension existentielle en arrière-plan, tentant de comprendre la marginalisation des êtres, l’exil de soi obligé par autrui, et s’est engagé à cerner le problème en s’attardant à d’autres existences en perdition, consacrées perdues pour la majorité du corps social. Il a ainsi magnifié, aux deux sens de grossir et de glorifier, ces destins rejetés en leur donnant une raison d’être et, en les tirant du tourbillon de l’absurdité de la vie, il a fourni un matériau nouveau pour l’humanité. Un questionnement certes, mais aussi un jeu.
Cumming, depuis une dizaine d’années a fait muter son œuvre. Il multiplie les points de vue, recycle ses images. Il livre avec Kincora une somme troublante où les personnages de ses actes vidéographiques et photographiques se retrouvent transformés en figures angéliques. Le spectateur habitué à ses travaux antérieurs se trouve, là aussi, déstabilisé car la dimension symbolique de l’ange, en tant que figure surnaturelle, tranche considérablement avec le réalisme sans maquillage, la crudité et la cruauté des situations mises en images dans ses photographies et ses bandes vidéographiques antérieures.
Mais c’est un ange déchu, celui de la miséricorde au chômage, celui de la compassion administrée par un responsable des bénéficiaires. Il vient visiter le Petit Jésus (1999) qu’appelle Pierre Lamarche, celui qui demeure invisible et qui, visiblement, ne viendra jamais.
On retrouve cette intégration du dessin dans ses dernières bandes vidéographiques dans lesquelles il insère carrément des séquences animées de sa main. Plus récemment encore, en 2019, il a exposé des dessins et des encres parallèlement à des tirages photographiques.
On se demande ce qui motive ce passage au pictural pur, d'autant plus qu'il adopte là une posture expressionniste ? Quelle est la pulsion qui le détermine, si pulsion il y a ? Peut-être donne-t-il une solution dans ces dessins tardifs. Rarement aura-t-on vu un artiste retourner visiter son œuvre passée et la remodeler avec autant de ferveur.
- « Mon passage de la photographie à la vidéo en a surpris quelques-uns mais ils oublient que j'ai fait mon premier film en 1968 en collaboration avec Robert Forsyth. C'était un film de 8 minutes sur une bande sonore de 2 heures et demie. La bande son de Tennessee Street commençait avec la lecture d'extraits tirés du livre The Bride and the Bachelors de Calvin Tomkins ; on nous voyait rouler le long d'une avenue commerciale, arrêter notre camionnette pour parler aux gens, acheter des beignets – cette promenade a duré trois heures au total. Nous étions contre le montage alors on a mis le film en boucle sur toute la durée de la bande sonore. Robert et moi avons fait une petite tournée avec ce film. La dernière présentation a eu lieu à Columbus en Géorgie où le film n'a pas été bien reçu. Il m'a fallu vingt ans avant d'en faire un autre. » Texte de la conférence prononcée par Donigan Cumming à l'occasion de la tournée française Donigan Cumming : Continuité et rupture, série de soirées vidéo organisées par le Centre culturel canadien et Transat Vidéo, présentées à Paris, Hérouville Saint-Clair, Strasbourg et Marseille, du 25 octobre au 2 novembre 1999. Repris par Hors champ « Donigan Cumming : Continuité et rupture », consulté le 11 août 2019.
- Ibid.
- Ibid.
- « L'une de mes principales sources d'inspiration est la révolution qui a marqué le film ethnographique, qui admettait désormais la participation et par conséquent l'effet causé par la présence du cinéaste dans son film. Dans mon cas, c'est la présence du photographe documentaire qui se sent plan après plan ; on la sent aussi dans l'affect qui traverse l'œuvre de part en part, à la fois dans son épaisseur et dans la durée, un affect qui se développe en de profondes ramifications. Mes photographies comme mes vidéos sont élaborées à partir d'une communauté de figures en migration. Ces personnes n'ont jamais réellement constitué une communauté cohérente avant d'être recrutées pour poser comme des figures types dans ce que je considère être une œuvre de fiction documentaire. Mais la nature de la photographie détermine à elle seule sa part de réalité ; une communauté s'était formée et j'ai continué, depuis, à vouloir connaître ses membres et à travailler avec eux. » Donigan Cumming, ibid.