Q : De quoi sont les images faites ?
« L’esprit pratique », formule employée par Nathalie Bujold en diverses circonstances, constitue un premier témoignage, tout à la fois manifeste et emblématique, des valeurs que portent ses œuvres. Elle participait déjà de l’une d’elles à la fin des années 1980, au siècle dernier, nous dit-on, en tant que titre et graphisme. Puis elle fut régulièrement reprise à l’effet, par exemple, d’intituler son site Internet ou l’étiquette mentionnée dans ses vidéos (« Les productions de l’esprit pratique »), éventuellement sous une forme augmentée (« L’esprit pratique au service de la pratique de l’esprit »).
C’est dire ainsi le caractère générique de cette maxime qui, à première vue, semblerait un slogan. Paradoxalement toutefois, cela malgré la forme concise et frappante qui l’en rapproche, elle ne véhicule rien de l’autoritarisme et du dogmatisme qui caractérise d’habitude cette tournure rhétorique. Au contraire, telle qu’adoptée ici, l’expression convoque l’application, l’assiduité, l’adaptation, l’attention ou encore l’expérience, tout autant qu’elle met simultanément en crise ces vertus. Elle renvoie ainsi à l’humilité, à la discrétion et à la fraîcheur que ce régime méthodologique requiert, semblant tout droit sorti de l’amateurisme éclairé et assumé du courant do it yourself. De fait, l’artiste fait avec plutôt qu’elle n’édicte, elle démesure plutôt qu’elle n’ordonne, elle bricole plutôt qu’elle n’innove.
En partie bien sûr, c’est d’ailleurs le lot de n’importe quel artiste d’aujourd’hui, fût-il décemment informé, cet arrangement concerne l’allusion à un héritage artistique pétri de lexiques plastiques et de problématiques désormais largement consignés (objectalité, in situ, conceptualisme, performativité, pratiques processuelles ou protocolaires, figuralité, art relationnel, etc.). On en comprend que, quelles que soient les particularités de tel ou tel, la connaissance et la compréhension de ce qui fonde ce legs, en matière d’horizons esthétiques et théoriques, constituent finalement pour chacun un double facteur de désir et d’empêchement. Comment, dès lors, défaire et surmonter l’écueil que suppose cette sorte de double bind1, aurait dit Gregory Bateson, de même que les messages contradictoires ou conflictuels qui lui sont inhérents ? Le même envisageait, du reste, deux issues à l’injonction paradoxale qui qualifie cette double contrainte : l’une engendrant la confusion – et la pathologie, par voie de conséquence –, l’autre exaltant le don et « ayant des chances de déboucher sur la créativité2».
Double lien
L’art de notre temps n’a d’autre choix que de témoigner du paradoxe auquel ses auteurs sont invariablement confrontés, de cette tension oscillant entre l’hommage (à des styles, des postures, des thèmes, des matériaux, des atmosphères) et la soif de s’en affranchir. Elle fait justement agir, au plan de la génération des formes, tous les mécanismes de l’équivocité agrégés à la poïétique actuelle, c’est-à-dire au processus de création, aux potentialités qui l’induisent, à ce qui précède le faire et permet conjointement de faire, au sens de faire œuvre. En même temps condamnés à la réserve que présume leur bagage et à l’invention qui conditionne son dépassement, les auteurs ont envie de créer sans le pouvoir vraiment – en tous les cas naïvement – nécessite l’élaboration de moyens qui le permettent quand même ; autrement dit, une réconciliation des catégories du nécessaire et du possible, pour reprendre la terminologie deleuzienne3. Leur démarche émancipatoire, à l’égard de ce que l’héritage assigné par les uns ou les autres peut comporter de contraignant, s’appuie sur le recours à l’évocation en tant que pouvoir ou puissance. Sa qualité réside précisément dans son absence de félicité, dans le caractère incomplet et irrésolu de cet « oxygène du possible4 » : elle relève de l’impulsion, de l’énergie et du mouvement, et non de l’effet, de la solution ou de la conclusion. Devant chaque œuvre, du coup, au lieu d’être soumis à la seule présence objective et littérale, autonome en principe, le regardeur est désormais soumis à une triple exposition, tout à la fois réelle, virtuelle et mémorielle.
Pas plus que nul autre, Nathalie Bujold n’échappe à cette condition. Elle bricole avec un héritage et le pratique avec esprit ; autrement dit, avec le savant dosage de sérieux et de légèreté qu’impose la circonstance. Ses multiples citations de l’histoire des formes et de la représentation se manifestent notamment par la convocation sans cesse recommencée de genres picturaux classiques (le portrait, le paysage et la nature morte) d’une part, d’une abstraction non figurative et géométrique de l’autre. Les visages qui constituent partiellement l’ensemble de broderies Pixels et petits points (2004), ceux que révèlent certains tissages (Annick et James à Saint-Iréné, 2013) et impressions sur papier (Personne, 2013) témoignent ainsi de la première catégorie mentionnée. Le recours récidivé à la figure de la Sainte-Victoire (La montagne Sainte-Victoire, reprise sur jacquard en 2013 à partir d’une vidéo éponyme datée de 2005) en fournit un autre exemple. De la seconde relèvent, cette fois, le corpus, un temps regroupé sous l’intitulé Artefacts (ensemble hétérogène regroupant chutes, maquettes, brouillons, objets manufacturés et détails recyclés d’ensembles antérieurs), le reste des broderies (dont le schéma de la synthèse additive, singulièrement absurde en regard de la technique employée), Mire de couleurs (1999) ou encore Déviation chromatique (collection de Polaroids amorcée en 1988).
Variation bûcheron (1998) s’y rapporte également et très explicitement. Cette série de 81 petites peintures exécutées sur des toiles montées sur châssis, aux motifs constitués de grilles colorées rappelant celui d’un tartan, est en effet le prétexte d’un questionnement amusé renvoyant à la peinture moderne et contemporaine, d’obédience précisément constructiviste, au sens large du terme. Parmi les motivations plurielles qui ont donné lieu et corps à cet ensemble produit en 1997, il s’agissait, selon l’artiste, de prendre le contrepied du revival expressionniste et affecté qui sévissait alors dans son environnement immédiat. Elle rétorqua par une réponse hard edge, impersonnelle a priori, pas moins anachronique mais relevant cette fois d’un détournement conscient, assumé et distancié. Cette dénomination correspondait assurément à certains aspects du projet, tels que la répétition d’éléments peints en aplat, la netteté des transitions, l’insistance sur la matérialité de la couleur et la planéité de l’espace pictural. Elle est beaucoup plus discutable, au demeurant, si l’on considère que le style ainsi cité est notoirement caractérisé par le recours systématique à des outils de masquage, mettant en évidence des contours fermes et tranchants. Ici, à l’inverse, tout fut peint au pinceau, avec application et abnégation, à quatre-vingt-une reprises. Nathalie Bujold a consacré à ce travail le temps qu’il fallait, obstinément, jusqu’à ce qu’un ami bienveillant lui conseille d’ailleurs d’arrêter et de passer à autre chose.
La place significative qu’occupe cette série dans la démarche de l’artiste (rejouée en 2013 dans Hourra pour la pitoune, une œuvre numérique interactive dédiée à l’Internet) incite cependant à son examen plus fouillé. Malgré la détermination des trois gabarits rectangulaires distincts sur lesquels elle se fonde, qui dessinent finalement six formats selon l’orientation retenue (portrait ou paysage), le nombre de tableaux qui la compose permet un large éventail de variations dans sa présentation, seulement contrainte par l’agencement linéaire dont présume le support employé. La position des peintures, l’inclinaison permettant leur maintien de même que leurs champs peints soulignent leur objectalité. Accentués encore par le décrochement de l’étagère, les jeux de superposition, d’enchâssement ou de débordement des objets concourent de la sorte aux phénomènes optiques et physiques produits par l’entrecroisement des lignes verticales et horizontales, l’organisation des couleurs et la réitération du motif. Et si le motif emprunté au textile constitue bien une contrainte, elle est contrariée par l’arbitraire des assortiments chromatiques qui, au contraire d’un tissage par exemple, n’obéissent ici à aucune logique ni aucun principe scientifique. C’est de cette manière – on s’en souvient, à ceci près que la peinture y était suggérée plutôt que présentée – dont procède le réjouissant schéma brodé de la synthèse évoquée plus tôt, tandis qu’il donne à voir des combinaisons colorées aussi incohérentes en termes de lumière que de matière, que celles-ci relèvent de l’addition ou de la soustraction.
Bric-à-brac
Éclairant justement les dimensions indifféremment picturale, objectale et sculpturale de cette installation, le faux hard edge que Nathalie Bujold nous propose présente ainsi des qualités ambiguës, informant plus largement les enjeux du travail. Il inaugure, à ce titre, nombre d’interrogations récurrentes dans ses réalisations ultérieures, en matière de statut, de disciplines convoquées, de prises de décision, de réflexivité, etc. Mais un autre aspect de cette œuvre contribue encore à nourrir ces ambiguïtés, qu’il convient désormais de le mettre en lumière tant il est représentatif de la démarche de l’artiste, entendue là dans son intégralité. Le titre de la série en donne un premier indice. Il est soutenu par ce fameux motif carroyé qui, outre l’évocation d’un héritage artistique et d’une structure emblématique de l’art moderne5, renvoie de surcroît à celui qui pare certaines chemises rustiques, celles du bûcheron notamment, associées à la mythologie populaire nord-américaine et plus typiquement québécoise. Pour autant qu’elle puisse paraître burlesque, en l’occurrence, l’allusion à cette imagerie folklorique – voire exotique aux yeux du touriste – apporte une autre pierre à l’édifice bricolé par l’artiste.
C’est d’ailleurs ici même que le bricolage commence véritablement, par-delà notre métaphore initiale. Si Nathalie Bujold fait bien avec un legs artistique savant, elle fait aussi feu de tout bois. De fait, ses emprunts proviennent tout autant de formes ou de pratiques traditionnelles, domestiques et vernaculaires, populaires et banales. Les « ouvrages de dames6 » y occupent d’évidence une place de choix dès lors que l’on considère la réitération de ses recours au tricot, à la broderie et au canevas, à la tapisserie, à la couture ou au raccommodage. Elle agrège ainsi, à sa démarche citationnelle, des ressources indifféremment intrinsèques et extrinsèques à l’art dont on comprend qu’il est à ses yeux un objet hétéronome, ancré dans un réel social et culturel débordant de beaucoup les seuls questionnements érudits, formels et esthétiques. La modestie de ces amarres nous éclaire d’ailleurs sur la discrétion qui semble caractériser nombre de travaux réalisés par l’artiste, par leur format, leur durée ou leur matériologie. Parfaitement adaptés aux conditions de production qui sont les siennes et aux contenus qu’elle mobilise, ils sont aussi un antidote à la grandiloquence, à l’emphase et à la logorrhée, autant dire à cette spectacularisation généralisée dont l’art d’aujourd’hui n’est pas épargné. Ici, le réglage du potentiomètre de volume n’excède jamais le nécessaire et le suffisant.
C’est ici que le bricolage commence, disions-nous un peu plus tôt. Mais une fois ces précisions apportées quant à l’hétérogénéité des ressources à l’œuvre, la question posée par l’assertion demeure entière. En quoi ce vocable serait-il en effet si pertinent pour qualifier l’œuvre de Nathalie Bujold ? Si la réponse est certainement contenue dans l’une de ses définitions, tournons-nous de préférence vers celle que fournissent l’ethnologie et l’anthropologie. Elle est énoncée de manière si complexe et complète par Claude Lévi-Strauss que le mot en devient, sous sa plume, une notion à part entière, singulièrement fertile. À toutes fins utiles, il rappelle d’abord que, « dans son sens ancien, le verbe bricoler s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle7». Par-delà les exemples fournis, c’est sur ce mouvement incident qu’il insiste, quel qu’il soit, pour considérer plus généralement ce qui se produit accessoirement, qui rompt le cours normal d’une chose. Le bricolage consisterait donc à faire avec un effet qui se manifeste sans qu’on l’ait prémédité, avec ce qui se trouve sans qu’on l’ait cherché.
Bien qu’il soit déjà tentant, à ce stade, d’y associer les manières dont opère le travail de Nathalie Bujold, l’exposé de Lévi-Strauss prend une tournure plus subtile à mesure de son déploiement, qu’il convient de considérer de surcroît, en la circonstance. Ce dernier découle d’une distinction fondatrice stipulant que, « de nos jours, le bricoleur [est] celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec l’homme de l’art8». Il va sans dire que l’anthropologue désigne, par cette dernière formule, l’activité du scientifique ou de l’ingénieur, et non celle de l’artiste, de l’amateur d’art ou de celui qui le commente. Somme toute, son « homme de l’art » est plutôt un « homme de science ». Dite exacte – dure ou naturelle –, omettant au passage le cas embarrassant des sciences humaines, elle obéit à des lois fixes et des modèles, procède d’une réalité qui peut être décrite et de processus prédictibles à l’aide de représentations mathématiques. Tandis qu’il considère, à l’inverse, le bricolage comme une démarche héritière d’une science « première », ni moins technique ni moins scientifique, et dont les résultats ne furent pas moins réels selon ses propres termes, il ajoute :
La comparaison vaut d’être approfondie, car elle fait mieux accéder aux rapports réels entre les deux types de connaissance scientifique que nous avons distingués. Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées pour enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (…) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir »9.
Les agissements de Nathalie Bujold attestent manifestement cette aptitude à la diversification, c’est-à-dire à l’exécution de projets dont le bricoleur s’émancipe parce que le destin en limite les possibles, qui s’augmentent par ailleurs à mesure que d’autres opportunités se dessinent, cette fois inattendues, éclectiques, sans mesure et en désordre. Le parallèle vaut encore au sens où ses « bricolages » sont assujettis à la constitution de réserves, faites de bouts de ficelle, et à la pratique d’un recyclage qui les enrichissent ad hoc, au moyen d’éléments pourtant inadéquats :
De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles10.
Tandis que cette proposition consistait en un assemblage de ressources éparpillées, réunies entre 1988 et 2016, notamment soustraites d’un ensemble préalable intitulé En wing en hein (1998-2000), Artefacts témoignait déjà exemplairement de cette méthode si peu méthodique, comme des va-et-vient temporels qu’elle tolère entre ce qui fut fait, ce qui se fait et ce qui peut toujours être fait. Cette conduite empirique, « itinérante » selon le terme prémonitoire employé, dès 1998, par Patrice Duhamel11à l’attention de Nathalie Bujold, s’appuie, faut-il le préciser, sur le service rendu par l’expérience et la maturation, sur la préexistence d’un matériel patiemment approvisionné et inventorié, qu’il soit collecté ou constitué.
Pour l’artiste qui l’adopte, le temps joue d’ailleurs invariablement en sa faveur. Il est indubitablement son allié. À l’instar du bricoleur et quoiqu’excité par son propre projet, « sa première démarche pratique est pourtant rétrospective12». Il se retourne d’abord pour interroger son trésor et engager avec lui un dialogue constitué de permutations et de substitutions, de repentirs et de suppléments, d’hésitations et de décisions. Puis, face au problème qu’il se pose, autrement dit que lui pose ce dont il dispose, il se tourne vers nous, regardeurs et usagers de son art, aux fins d’en proposer une réponse ou d’en fournir un résultat. Lequel ne sera jamais rien d’autre qu’un accommodement décalé, un compromis entre le dessein initial ou idéal et les nécessités contingentes et immanentes auxquelles il se voit confronté. Cette condition, du reste possiblement frustrante a priori, constitue, au contraire, le terreau d’une double expression émancipatrice :
La poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il « parle », non seulement avec les choses, comme nous l’avons déjà montré, mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi13.
De même que le bricolage autorise une forme d’autocitation, par sa dimension tout à la fois rétrospective et prospective, il encourage aussi l’autobiographie, nous dit ici Lévi-Strauss. Quoique délivrées avec réserve et pudeur, en tous les cas avec le discernement qui s’impose, les besognes commises par Nathalie Bujold manifestent en effet ce trait autobiographique.
C’est de la sorte qu’y abondent, depuis toujours, les références parfois croisées à sa condition, à son environnement domestique, à son équipement électroménager, à ses plantes ou à son alimentation, et aux autres conjonctures modestes qu’elle convoque en forme de teckel, d’escargot, de fleur ou d’insecte. Nombre de vidéos en témoignent telles qu’Emporium (1999), Onelie de l’Oneli (2002), Jeu vidéo (2008), Cabaret (2009), Seize danses brèves (2009) ou Ruchée (2016). Il en est ainsi de son recours à la famille ou aux proches, à son terroir, aux rencontres, aux amitiés ou autres relations plus affines encore. Bonjour (2003) et OK Gérard (2009) en constituent des exemples sur le plan vidéographique tandis que figurent au corpus d’autres modalités d’expression tout autant assorties à cette occurrence, tels Annick et James à Saint-Iréné (tissage jacquard, 2013), Personne (impression jet d’encre, 2013) ou les portraits constituant pour partie les Pixels et petits points (broderies au fil de coton sur toile Aïda, 2004). C’est encore dans cet ordre d’idée que s’infiltrent ses voyages (Les trains où vont les choses, installation vidéo, 2006 ; La montagne Sainte-Victoire, vidéo, 2005 ; 6 km, vidéo, 2007) ou son panthéon musical : égrené ici et là, il est plus expressément mis en évidence dans la série de clips « anti-MTV », ainsi que l’artiste la désigne (These Days, Some Velvet Morning, All the Good Things et Permanent Smile, 2008).
Terrain de jeu
À l’aune de notre interprétation et des outils idoines fournis par Lévi-Strauss, l’appareil qui compose la série HIT (2009-2021) mérite d’être appréhendé avec une acuité spécifique. Il est en premier lieu remarquable par la longévité de son déploiement dans le temps dont on comprend que Nathalie Bujold a induit de multiples arrangements et réarrangements qui ont contribué, en retour, à la proroger. Il est également entendu, compte tenu de cette durée encore, que la dimension autobiographique du travail, telle qu’évoquée plus tôt, s’y manifeste de manière plus prégnante qu’ailleurs. Mais HIT constitue surtout simultanément l’accomplissement et la précision d’une démarche jusqu’alors intuitive.
Au cours des années 2000, en effet, elle consistait pour l’artiste en un développement parallèle de deux régimes plastiques relativement distincts, quoiqu’alors ils se nourrissent, s’empruntent et s’inspirent mutuellement. Tandis que l’un s’appuyait sur le maniement de supports textiles traditionnels et de techniques afférentes, l’autre explorait la version numérique du médium vidéographique, tel que fraîchement démocratisé par la mise sur le marché d’outils désormais accessible au grand public. La confrontation des deux corpus, qui témoignait en outre de ce sobre penchant pour la cocasserie, la facétie et la dérision — voire l’autodérision — caractérisant depuis toujours le travail de Nathalie Bujold, s’accommodait cependant de biais essentiellement analogiques et métaphoriques : tandis que les petits points nous renvoient aux pixels et réciproquement, les insectes y figurent à leur tour occasionnellement, à titre réflexif et métaphorique, ces plus dénominateurs communs de l’image. Plus généralement, ce rapprochement convoque un lexique composé de textures, de trames, d’entrelacs, d’échantillons, de séquences, de répétitions, de variations ou de motifs ; autant de vocables qui s’appliquent indifféremment aux domaines du textile et de la vidéo, voire de la musique. Ceux-là mêmes qui, de fait, désignent dans l’une ou l’autre de ces disciplines des phénomènes, des procédés ou des objets voisins, ou plus précisément analogues.
L’association qui compose HIT déborde toutefois largement cette accointance pour atteindre une contiguïté d’un autre ordre, cette fois manifestement structurelle et conceptuelle. Combinant à nouveau séquences vidéo et ouvrages textiles, le corpus, constitué pendant ces dix dernières années, se distingue pourtant des tentatives de rapprochement précédentes par sa cohérence d’une part, la pertinence et la complexité de l’articulation et du jumelage proposés de l’autre. Rappelons d’abord qu’un unique motif le traverse : celui d’un instrumentiste14, en l’occurrence un batteur, accompagné de son instrument. Comme souvent d’ailleurs, la sobriété d’un motif autorise sa récurrence, son ornementation et ses multiples transformations. Elle agrée le jeu. Après quelques expérimentations éparses et préalables, le recours réitéré au jacquard met ensuite en relief une approche autrement féconde, à la mesure de son information historique et technique. Il affiche une exploration qui convoque un récit scientifique et les perfectionnements d’un appareillage, depuis le premier métier à tisser de Basile Bouchon (muni d’un ruban perforé inspiré des mécanismes d’horlogerie utilisés dans les boites à musique) jusqu’aux cartes perforées de Jean-Baptiste Falcon puis de Jacquard (dont la paternité reviendrait à Lady Lovelace, fille de Lord Byron et prétendue première programmatrice de l’histoire). Par-dessus tout, le tour de force accompli par l’artiste relève de sa capacité à agréger conjointement une figure — et une seule, faut-il le rappeler — à sa captation vidéonumérique et à sa traduction tangible sous la forme d’une étoffe. Tandis que les formes apparaissant sur les jacquards se composent de vidéogrammes prélevés des enregistrements vidéo, ces derniers donnent à voir diverses déclinaisons du motif (par répétition, duplication en miroir, etc.) rappelant à leur tour celles qui parent certaines réalisations textiles, les courtepointes en particulier. En outre, aux mouvements duels du batteur (impliquant sons et silences en cadence) répondent ici ceux du métier à tisser (alternant fils levés ou baissés, fils de chaîne ou de trame, fils blancs ou noirs), de même que lui font écho les 0 et les 1 constitutifs des suites chiffrées qui caractérisent l’image numérique, au sens contemporain du terme. En définitive, l’attribut réflexif de l’œuvre vaut précisément par l’inhérence de ces trois éléments, qui sert l’acuité d’un propos insistant de front sur la comparable binarité des opérations accomplies (aussi bien humaines que mécaniques ou informatiques) et sur les innombrables combinaisons qu’elles rendent possibles, sinon les jeux qu’elles encouragent.
C’est d’ailleurs là un fait : Nathalie Bujold entend bien jouer et s’y emploie depuis toujours ! À ceci près qu’avec HIT, la dimension ludique du travail prend une autre tournure tandis que l’artiste avance ses pions blancs ou noirs, s’accommodant des pleins et des vides, comme on le ferait sur la grille d’un jeu de go, d’échecs ou de dames.
Aussitôt prononcée, cette allégation exige en retour qu’on s’entende sur une définition du jeu applicable à la situation, en l’occurrence artistique. Les approches vulgarisées provenant des sciences de l’éducation, des sciences cognitives et de la pédagogie, qui rapportent cette occupation à une activité infantile, ne nous sont pas d’une grande aide. Outre l’interprétation dévoyée à laquelle elles se prêtent le cas échéant, éventuellement péjorative, elles ne renvoient aucunement à cette activité spécifiquement humaine que constitue la pratique de l’art. Or à ce titre, et comme nous le rappelle la philosophie en la personne de Johan Huizinga, « les animaux jouent exactement comme les hommes15» :
Le jeu est plus ancien que la culture. En effet, la notion de culture, si insuffisamment délimitée soit-elle, suppose en tout cas l’existence d’une société humaine, et les animaux n’ont pas attendu l’arrivée de l’homme pour qu’il leur apprît à jouer […] Tous les traits fondamentaux du jeu se trouvent déjà réalisés dans celui des bêtes. Il suffit de suivre attentivement de jeunes chiens, pour observer tous ces traits dans leurs joyeux ébats. Ils se convient mutuellement au jeu, par une sorte de rite, des attitudes et des gestes […] Et surtout : dans tout cela, ils éprouvent manifestement un haut degré de plaisir et d’amusement. Semblable jeu de jeunes chiens en liesse n’offre pourtant qu’une des formes les plus élémentaires du divertissement animal16.
Ce jeu-là ne serait donc pas l’apanage de l’art puisqu’il n’est ni culturel ni humain, pas même adulte du reste. Passée cette mise au point, le recours parfois fécond à l’étymologie ne rend pas plus service ici : le mot « jeu », nous dit-on, vient du latin jucus qui signifie « plaisanterie » ou « badinage », dont dérive aussi le mot « jouet » en français. Pourtant, le rire associé à ces significations et le ressort comique préalable qu’il sous-tend, figurant le non-sérieux par excellence, ne peuvent aucunement se confondre avec le jeu ou lui équivaloir, fût-il expérimenté dès le plus jeune âge. Quoique le rire n’en soit pas systématiquement exclu, les enfants, par exemple, jouent avec le plus grand sérieux. C’est aussi le cas du joueur d’échecs ou du rugbyman, parmi d’autres spécimens à l’occasion plus âgés s’adonnant à cette pratique. De ce point de vue, cette notion de jeu défie les oppositions de catégories et les hiérarchies qu’elles induisent. Les libertés qu’elle requiert à l’égard du réel ne proscrivent nullement l’extrême gravité avec laquelle, en définitive, ces licences s’opèrent.
De façon générale, il est courant de considérer le jeu comme une activité, d’ordre indifféremment intellectuel ou physique, sans finalités productives à court terme17, essentiellement destinée à divertir et susciter le plaisir de ceux qui s’y livrent. Rien, cependant, qui ne soit davantage satisfaisant dans le cas qui nous occupe, pas plus qu’il n’est recevable de la circonscrire au domaine du loisir, comme on a coutume de le faire. Il nous faut donc chercher ailleurs pour satisfaire la poursuite de cet examen du travail de Nathalie Bujold, aux fins de qualifier sa double dimension ludique et esthétique qui, gageons-le, ne relève ni de l’enfance ni du divertissement ni du loisir proprement dits, quoiqu’il puisse accessoirement s’y référer, ce qui est autre chose.
À ce stade, Huizinga propose d’ailleurs une piste lexicale qui mérite l’attention. L’art y est ainsi considéré, à la lumière des subtiles nuances fournies par le grec ancien, de manière à le qualifier autrement que le jeu, sans pour autant démentir sa dimension ludique. Si, nous dit-il, l’expression artistique est bien destinée à la satisfaction du plaisir, de même qu’elle se manifeste « en dehors de la logique de la vie pratique, en dehors de la sphère de la nécessité et de l’utilité18 » et « en dehors des normes de la raison, du devoir et de la vérité19», elle relève effectivement du jeu et de ce que les Hellènes nommaient paidia. Reprenant les réflexions formulées en leur temps par Platon puis Aristote, tous deux insatisfaits par cette qualification réductrice parce qu’elle élude ce que l’art, à leurs yeux, contient de supérieur à la jouissance élémentaire offerte par le jeu, Huizinga se penche plus précisément sur l’une de leurs hypothèses. Émise par Aristote, elle pose la question de l’art comme d’une double contribution insécable au délassement spirituel (diagôgè) et à la connaissance (phronèsis). Il insiste en outre sur le premier mot, que le rapport établi distingue du terme skholè (loisir) duquel il pourrait être rapproché, à ceci près, déjà, que le « délassement » en cause ici est expressément celui de l’esprit. Surtout, il nous en livre la signification littérale (dissipation du temps), autrement saillante en l’occurrence.
Non-Sens
Par-delà le caractère très général de ces remarques, c’est sans doute précisément, voire exemplairement, à ce jeu consistant ainsi à dissiper le temps que se consacre Nathalie Bujold. Et quel meilleur outil que la vidéo, du reste, pour accomplir ce dessein ? Gary Hill par exemple, l’un des artistes pionniers en la matière, ne s’y trompait pas en adoptant son utilisation dès 1973, notamment motivé par la singularité du rapport au temps que le médium permettait d’établir, ce dont témoignent ses commentaires rétrospectifs plus récents :
La vidéo permettait une sorte de jeu en temps réel, la possibilité de « penser tout haut ». C’était un processus accessible immédiatement et, apparemment, un parallèle beaucoup plus rapproché de la pensée […] Le temps, voilà ce qui est central dans la vidéo ; ce n’est pas de voir comme le laissent sous-entendre ses racines étymologiques. Le principe intrinsèque de la vidéo est la rétroaction. Ce n’est pas un temps linéaire, mais un mouvement lié à la pensée — une topologie du temps qui est accessible20.
Chez Gary Hill comme chez Nathalie Bujold, la dissipation du temps ne serait donc pas — ou pas seulement — à interpréter au sens de passe-temps que sous-entend éventuellement le jeu. Elle est manifestement d’une autre nature, ce dont témoigne l’allusion du premier à la rétroaction, soit l’action en retour d’un effet sur sa propre cause ou, plus largement, à un mouvement non linéaire analogue en définitive au fonctionnement de la pensée. Autant dire que la dissipation, en matière de temporalité, serait ici le produit de l’intrication et de la confusion, et non celui de l’oubli.
Le vaste corpus vidéographique de l’artiste montréalaise regorge d’exemples confirmant cette hypothèse d’une mise à l’épreuve de la plasticité du temps, depuis ses premières expérimentations, intuitives à ce titre, jusqu’aux plus récentes réalisations pour lesquelles elle s’applique à le faire avec davantage de méthode et de minutie. Les figures récurrentes à l’œuvre, telles celles du départ, de l’arrivée, de la route, de la flânerie, du voyage, des moyens de transport, de la traversée, du manège, etc., y sont autant de marqueurs temporels systématiquement mis à mal par les procédés d’empilement, de modulation, de transformation ou de déformation, de ralentissement ou d’accélération pratiqués. Dans le même ordre d’idée, le recours à l’image d’un métronome, d’un batteur ou de tout autre instrumentiste sert son défi des logiques temporelles, à la manière d’un Jean-Sébastien Bach s’adonnant aux procédés de composition relevant de la symétrie, de l’inversion ou de la transposition sur sa « divine machine à coudre ». Quelquefois d’ailleurs, il en ressort des intitulés paradoxaux (Balade du refus de toute intention, 2019 ; Voyage des mystères objectifs, 2021 ; Partir/revenir, 2022 ; Aller-retour dans l’inconnu qui attend à pied d’œuvre, 2018 ; Comptes à rebours, 2002) : ces derniers sont tirés du manifeste du Refus global et coïncident opportunément avec le brouillage entrepris, au point de friser l’absurde, ou bien plutôt le non sense, sa dénomination anglaise.
Il existe un remarquable précédent à cette démarche, inscrit dans le champ littéraire cette fois. Il provient de la plume d’un maître en la matière, Lewis Carroll, logicien hors pair et auteur, à ses heures perdues, de livres pour enfants qui consignent des récits pourtant truffés de codes ou de formules ésotériques, également sous-tendus par un « contenu psychanalytique profond, un formalisme […] linguistique exemplaire21». Au sein de ces comptes, il est aussi une séquence qui, pour l’heure, mérite attention. Elle apparait au milieu du roman De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva qui succéda aux pionnières Aventures d’Alice au pays des merveilles, dans le passage intitulé « Laine et eau » au cours duquel Alice, sur la grille d’un échiquier, se voit offrir un emploi par la Reine Blanche. Sa présumée future patronne s’adresse ainsi à la jeune héroïne qui ne manque pas, vu l’opacité des propos tenus par sa vénérable interlocutrice, de lui répondre en retour avec une insolente candeur :
« Je vous prendrais, certes, à mon service, avec le plus grand plaisir, déclara la Reine. Quatre sous par semaine, et confiture tous les autres jours. »
Alice ne put s’empêcher de rire, tandis qu’elle répondait : « Je ne désire pas entrer à votre service et je n’aime guère la confiture. »
« C’est de la très bonne confiture », insista la Reine.
« En tous les cas, aujourd’hui, je n’en veux pas. À aucun prix. »
« Vous n’en auriez pas, même si vous en vouliez à tout prix, répliqua la Reine. La règle en ceci est formelle : confiture demain et confiture hier — mais jamais confiture aujourd’hui. »
« On doit bien quelquefois arriver à confiture aujourd’hui », objecta Alice.
« Non, ça n’est pas possible, dit la Reine. C’est confiture tous les autres jours. Aujourd’hui, cela n’est pas l’un des autres jours, voyez-vous bien22. »
C’est ainsi qu’Alice refusa la gelée qu’on lui proposait, aussi royale soit-elle ! Ce rejet ingénu établit au passage une vertu du porte-parole de la gamine, dont les talents de latiniste ne semblent faire aucun doute parmi d’autres penchants, dont certains plus photographiques et plus coupables23. L’écrivain nous montre ici à quel point le maniement informé d’une langue morte peut à son tour faire œuvre, bien vivante cette fois. Partant du terme anglais désignant la « confiture » en français, le calembour commis par Lewis Carroll se réfère ainsi à l’adverbe latin « iam », souvent écrit et prononcé « jam ». Sans entrer dans le détail, ce terme peut se traduire par « à l’instant », « aussitôt » ou « dès maintenant », désignant donc le présent, mais avec une particularité de taille. À l’inverse de « nunc » – l’expression conjuguée du présent au présent –, il ne s’emploie paradoxalement qu’au futur, ou au passé éventuellement : « Je vous tiendrai informé, à l’instant où j’aurai terminé ce texte » en constitue l’exemple (bien sûr suspect pour l’éditeur concerné). Malgré les réserves successives de notre jeune protagoniste, la suite de la conversation d’Alice sur le plateau de jeu est d’ailleurs, à ce sujet, édifiante :
« Je ne vous comprends pas, avoua Alice. Tout cela m’embrouille terriblement les idées ! »
« C’est ce qui arrive lorsqu’on vit à l’envers, fit observer la Reine d’un air bienveillant : au début ça vous donne un peu le tournis… »
« Lorsque l’on vit à l’envers ! répéta Alice, fort étonnée ; je n’avais jamais entendu parler d’une telle chose ! »
« … mais cela présente un énorme avantage, c’est que la mémoire s’exerce dans les deux sens. »
« Je suis sûre que ma mémoire, à moi, ne s’exerce que dans un seul sens, fit remarquer Alice. Je ne suis pas capable de me rappeler les événements avant qu’ils n’arrivent. »
« C’est une bien misérable mémoire que celle qui ne s’exerce qu’à reculons », fit remarquer la Reine.
« Et vous, de quelle sorte d’événements vous souvenez-vous le mieux ? » osa demander Alice.
« Oh ! des événements qui se sont produits d’aujourd’hui en quinze, répondit, d’un ton désinvolte, la Reine. Par exemple, en ce moment, poursuivit-elle, tout en appliquant un grand morceau de taffetas gommé sur son doigt, il y a l’affaire du Messager du Roi. Il est actuellement en prison, sous le coup d’une condamnation ; et le procès ne doit pas commencer avant mercredi prochain ; quant au crime, bien sûr, il n’interviendra qu’après tout le reste24. »
Passé l’incompréhension de son héroïne (et le premier degré du récit), le crime auquel se livre Lewis Carroll prend surtout les traits d’un subterfuge linguistique qui instaure réflexivement une confusion des temporalités. Tout en jouant symboliquement de la partie en cours, il figure ainsi le dérèglement auquel Alice est confrontée une fois le miroir franchi : le monde qui s’offre à elle n’est ni plus ni moins qu’un tohu-bohu où tout est sens dessus dessous. Et si l’espace y est bien mis à mal, le temps l’est pareillement. Les phénomènes qu’elle éprouve, ici et à cet instant, ne lui sont plus guère intelligibles ; surtout pas avec les outils rationnels dont elle dispose.
C’est justement cet imbroglio temporel, caractéristique de la fable de l’écrivain victorien, que semble considérer en première instance Gilles Deleuze tandis qu’il rédige sa Logique du sens. La théorie du sens qu’il entend alors proroger le conduit effectivement à des propositions paradoxales, selon lui inhérentes au dessein ambitionné, et cela déjà par ses sources stoïciennes. Ce qu’il nous fait remarquer tient à la dimension problématique du sens, en raison même de ses rapports paradoxaux, mais appariés au non-sens, d’où le recours fondateur de son analyse à celui qu’il regarde comme le premier grand comptable des paradoxes du sens, « tantôt les recueillant, tantôt les renouvelant, tantôt les inventant, tantôt les préparant »25. En brassant les interprétations littérales et littéraires des mots assignés à son propos, non moins que Lewis Carroll du reste, Deleuze apporte ici la précision de ce que serait le bon sens, qui irait d’un point A à un point B, dans une direction déterminée (ou déterminable en tout cas), depuis le début vers la fin, du passé au futur, en passant par le présent bien évidemment. Mais il ajoute en retour l’option d’une « affirmation des deux sens à la fois »26, dont il réfute le statut d’aporie puisqu’il s’agit de la manifestation – au contraire fertile – du paradoxe, un évitement de l’univocité qui sonne comme la promesse d’incessantes liaisons et déliaisons sémantiques, toujours reconfigurées ou reconfigurables :
Quand je dis « Alice grandit », je veux dire qu’elle devient plus grande qu’elle n’était. Mais par là-même aussi, elle devient plus petite qu’elle n’est maintenant. Bien sûr, ce n’est pas en même temps qu’elle est plus grande et plus petite. Mais c’est en même temps qu’elle le devient. Elle est plus grande maintenant, elle était plus petite auparavant. Mais c’est en même temps, du même coup, qu’on devient plus grand qu’on était, et qu’on se fait plus petit qu’on ne devient27.
Le concept du « devenir », ou plus exactement d’un devenir qui cesse toujours d’être pour continuer à se modifier (sans quoi il se figerait et cesserait de devenir), articule visiblement le raisonnement commis par le philosophe autour matériel carrollien convoyé. Il appartient, en effet, à ce qui devient d’aller et venir infiniment et identiquement, dans les deux sens à la fois (on peut alors grandir et rapetisser dans le même temps en se moquant du qu’en-dira-t-on), sans jamais se soucier du présent ou, pour paraphraser Deleuze, en l’éludant surtout puisque le devenir exclut « la distinction de l’avant et de l’après, du passé et du futur », ainsi que d’autres discriminations afférentes (plus et moins, trop et pas assez, etc.). Ce devenir paradoxal (qui admet conjointement l’identité et l’infinitude) constitue, dès lors, non seulement un démenti du bon sens, mais également du sens commun, en tant qu’il se définit, selon l’auteur, par « l’assignation d’identités fixes »28 précisément. En vertu de cette analyse, et de l’éclairage qu’elle apporte sur les fantaisies de Lewis Carroll comme sur son tour de force (un usage du langage fondé tant sur les limites qu’il est censé fixer que sur sa capacité même à les outrepasser), tous les désordres sont désormais permis : qu’il s’agisse du retournement « de la cause et de l’effet : être puni avant d’être fautif » par exemple, ou du renversement « de la veille et du lendemain, le présent étant toujours esquivé »29, plus expressément approprié à notre cas de figure et de confiture.
C’est ainsi que procède Nathalie Bujold au moyen d’un autre médium et d’un autre langage, par son usage du ralenti ou de l’accélération, par son recours aux changements d’échelles, de rythmes et de cadences d’une grande complexité. Leurs conséquences, atténuant au passage les effets trop explicites des marches arrière ou avant, participent d’une crise ou d’un brouillage temporel défiant toute logique et, par là même, d’un projet au sein duquel les forwards désavouent les backwards, et vice versa : le souvenir y est toujours en train d’advenir tandis que la prospective s’y fait rétrospective, tandis que la prospection s’y fait rétrospection. Ici, la suite nous parvient avant son début de même qu’elle succède à sa fin. On s’y perd à ce point que les parasitages savamment orchestrés conspirent à provoquer l’incertitude du regardeur qui fait simultanément face aux dehors raisonnablement incompatibles de l’étrangeté et de la véracité. Tous les moyens sont bons pour déjouer habilement la linéarité dans une structure pourtant inévitablement linéaire au stade de sa réception, afin qu’advienne cette oscillation titubante entre continuité et discontinuité, ce bégaiement que le psychanalyste de comptoir renverrait volontiers au handicap dont souffrait le père fictionnel d’Alice. Mais Nathalie Bujold n’en souffre pas ; au contraire, elle l’explore. Pour preuve, son œuvre en est la rançon.
- Cette formule, empruntée à Gregory Bateson et à trois de ses collaborateurs, est énoncée la première fois dans l’article « Vers une théorie de la schizophrénie (1956) » publié dans Vers une écologie de l’esprit, tome 2, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 9-38.
- Gregory Bateson, « La double contrainte (1969) », ibid., p. 55. L’auteur souligne.
- Notions mentionnées par Gilles Deleuze dans « Michel Tournier et le monde sans autrui », Logique de sens, Paris, Les éditions de Minuit, 1969, p. 372.
- Søren Kierkegaard cité par Gilles Deleuze, Ibid., p. 370.
- Voir à ce sujet : Rosalind Krauss, « Grilles », in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, coll. « Vues », 1993 [1985], p. 93-110.
- La locution, qui appelle peut-être d’autres références antérieures, est reprise ici d’un manuel publié par Thérèse de Dillmont (1846-1890), sous l’intitulé Encyclopédie des ouvrages de dames.
- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, coll. « Pocket », 2016 [1962], p. 30.
- Ibid.
- Ibid., p. 31.
- Ibid.
- Dans son texte de présentation de l’exposition En wing en hein, réalisée par Nathalie Bujold au centre Clark (Montréal, QC) du 8 janvier au 8 février 1998, Patrice Duhamel s’exprimait ainsi : « Sous En Wing en hein, pour nos yeux ineptes à déceler ous sa forme écrite la nuance locale d’un accent, il y a “en voyageant”. Cette locution extraite d’une chanson québécoise bien connue titre l’exposition, souligne sa vocation itinérante [...] ». Disponible sur : <https://centreclark.com/exposition/en-wing-en-hein>, consulté le 7 janvier 2013.
- Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op.cit., p. 32.
- Ibid., p. 35.
- Il s’agit là de Michel « Away » Langevin, à l’origine du groupe de heavy metal Voïvod, dont il est désormais le seul membre permanent depuis sa formation en 1982. Également illustrateur, il est considéré comme le créateur de la mythologie associée à la figure du vampire post-apocalyptique Lord Voïvod, fondatrice du groupe et des thématiques science-fictionnelles dont il s’inspire depuis toujours. Dans d’autres champs musicaux et pour qualifier sa plasticité, Michel Langevin a notamment collaboré avec le musicien de rock industriel James George Thirwell (au sein de Steroid Maximus, pour l’album Gondwanaland en 1992), le groupe plus Men Without Hats (Sideways, 1991), ou le DJ et plasticien Martin Tétreault dans le domaine de la musique improvisée et avec Thisquietarmy dont fait aussi partie Eric Quash.
- Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2020 [1951], p. 15.
- Ibid.
- Bien qu’il n’ait pas vocation à être précisé en cette occasion, il nous faut signaler à ce propos le rôle spécifique exercé par le jeu dans l’apprentissage et l’éducation des jeunes enfants, tel qu’examiné par les domaines déjà mentionnés (sciences cognitives, pédagogie, etc.).
- Johan Huizinga, op. cit., p. 221.
- Ibid., p. 222.
- Gary Hill, « Inter-view », in Gary Hill. Ausstellungskatalog, Amsterdam, Stedelijk Museum, Vienne, Kunsthalle Wien, 1993, p. 13. Cité par Yvonne Spielmann, « Gary Hill. Biographie » [en ligne], Fondation Daniel Langlois, 2005. Disponible sur : < http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=727 >, consulté le 30 janvier 2023.
- Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 2015 [1969], p. 7.
- Lewis Carroll, « De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva », in Tout Alice, trad. Henri Parisot, Paris, Flammarion, 1979, p. 264-265. Ces derniers sont mentionnés ici parce qu’ils maillent l’endroit et l’envers, celui des surfaces, celle du miroir comme celle de la plaque photosensible dont on pouvait voir le résultat indifféremment, en vertu de ses propriétés réfléchissantes, comme négatif ou positif selon l’angle avec lequel on le scrutait.
- Lewis Carroll, op. cit., p. 265.
- Gilles Deleuze, op. cit., p. 7.
- Ibid., p. 9.
- Ibid.
- Ibid., p. 12.
- Ibid. p. 11.