Promenades dans la bourgade plastique : De la tékhnê en toutes choses…
Le travail de Nathalie Bujold se caractérise par la pléiade de médias qu’elle tend à solliciter dans l’élaboration de ses pièces. Il ne semble pas qu’elle privilégie un médium quelconque, malgré le fait qu’au cours des dernières années, la vidéo ait occupé une place importante dans ses prestations artistiques. Se livrer à une description de quelques pièces peut donc se révéler ici assez intéressant.
Postures forme un premier ensemble intrigant. La matière de base de celui-ci, ce sont des bas de laine bien typés, de ceux portés traditionnellement par des bûcherons et des coureurs des bois et récemment remis au goût du jour. Dans l’exposition Fait main, de 2018, organisée par le commissaire Bernard Lamarche au MNBAQ, l’artiste a proposé, sous présentoir vitré, ces bas enroulés et recomposés de manière à leur faire prendre des poses évoquant des états du corps ou d’objets domestiques aux usages connus. Un certain parfum d’anthropomorphisme et d’allomorphisme se dégage de l’ensemble. Dans cette vitrine, ils sont agglutinés et difficiles à singulariser. Toutefois, des photographies permettent de les détailler et de les inventorier dans une sorte d’exhibition sériée en grille. Cette pièce de vêtement si pratique s’offre donc dans son unicité matérielle autant qu’elle le fait comme clichés dans un carroyage : une forme en elle-même telle que retravaillée, puis des configurations groupées, lorsque reproduites en images.
Promenade dans la bourgade plastique, une vidéo de 2018, est aussi révélatrice à plusieurs titres. Sur un fond de roses photographiées au Jardin botanique, des anneaux en rangées horizontales répétées de quatre puis de cinq apparaissent en entrelacement continu. Il en résulte, au plan purement mathématique, que les neuf rangées de quatre anneaux composent un total de 36 anneaux et que les huit autres rangées de cinq forment 40 anneaux. Ce sont donc, en fin de compte, 76 états de cette géométrie primaire qui s’animent lorsque des couleurs différentes les innervent. Un mouvement se crée, seul effet des luminosités diverses qui les énergisent de bas en haut et de haut en bas. Cette forme unique, répétée, devient signifiante par le fait de ces colorations.
À la description de ces deux œuvres, on peut difficilement croire qu’elles ont été créées par la même artiste. L’exercice que je fais ici peut sembler un rien superficiel, mais il permet de montrer la diversité des formes que revêt la pratique artistique de Nathalie Bujold. C’est, à l’occasion, dans le cadre d’une seule exposition, que l’on voit se déployer une véritable armada de pratiques et de médiums. Ainsi, une exposition comme Ménage/Montage, qui se voulait un (presque) regard rétrospectif proposé au public des Vidéochroniques de Marseille, sous le commissariat d’Édouard Monnet, couvre très largement ces différents versants de la pratique de Nathalie Bujold. Œuvres vidéos, présentoir de polaroids en grille serrée, chaussettes et pantoufles rembourrées et cousues, sculptures minimales aux formes géométriques colorées, images photographiques en tissages jacquard, tout y est. L’ensemble culmine sur le mode des échanges entre médiums avec cette œuvre du corpus Pixels et petits points (2004) intitulée Mire de couleurs, de 2004, qui est une broderie montrant l’image d’une télévision hors d’ondes, surface de lignes colorées, hachées au bas de l’écran. Là, plus qu’ailleurs, on peut voir les entrecroisements, les emprunts et les reports de pratiques, les échanges de matériologie, comme l’écrit Édouard Monnet, le chassé-croisé intermédial des formes, des motifs, des matières.
Cette Mire existe aussi en d’autres versions, dont une installative qui déconstruit les couleurs en montrant les pelotes de laine colorée qui en produit la trame. Les variantes vidéos prennent des titres divers, toujours introduits par ce libellé. On voit pour la première fois une broderie assez similaire dans la vidéo de 2000, Onelie de l’Oneli. Autour de 2019, se succèdent des Mires et effets, Mires et carreaux, Mires et autres effets. Ces repères traduisent l’idée d’une visée, d’un objectif à atteindre qui se module en différents médias. Ils sont aussi un étalon qui permet de juger de la qualité et de l’exactitude des couleurs. Il semblerait bien, par conséquent, que le but puisse être atteint de diverses façons, qu’on puisse recourir à bien des états dissemblables et maintenir une cohérence dans le cheminement. Cette mire, notons-le, est aussi un objet hautement lié au monde vidéographique, celui du signal vidéo qui s’est aujourd’hui mué en une codification des données sur le mode binaire de l’électronique. On reviendra bientôt à la vidéo, car son usage nous informe aussi de ce qui est ici en jeu.
En attendant, ajoutons à cette liste des œuvres significatives pour notre effort d’interprétation, cet autre élément de Pixels et petits points, cette broderie de 10 cm sur 11 cm, représentant un exercice de synthèse additive des couleurs. Contrairement aux précédentes Mires, cet objet est un assistant pédagogique et témoigne d’une logique de composition des couleurs1. Il transcende ceux-ci, s’avère une constante.
On peut vaguement retrouver quelque chose de semblable dans Variation bûcheron, de 1998, tablettes sur lesquelles sont déposés des cadres, éminemment matériels, montrant les motifs carreautés bien connus des chemises des travailleurs, appellation aujourd’hui canonique d’un certain code vestimentaire, le mackinaw de l’écrivain Jacques Ferron. Ces toiles peintes à l’acrylique, qui peuvent être perçues comme des recouvrements de tissu, se déclinent en une bonne trentaine d’exhibée sur les 88 réalisées ; mais rien n’y fait, le mot « Variation » reste au singulier ; parce que c’est une réalité unique, sans doute. Il y a l’évidente relation aux ouvrages de dames : tissages maison, confections de vêtement ou autres tissus utilitaires produits par le travail de la courtepointe ; du rapiéçage rendu nécessaire par le souci d’économie des presque nécessiteux, dans la récupération des retailles et des restes. Mais c’est aussi une référence au carré blanc de Malévith, aux formes primaires des automatistes québécois, aux considérations plastiques des constructivistes et autres férus de formes géométriques essentielles. Ce n’est pas traduction d’un effort pour hausser une pratique artisanale dite « triviale » aux objectifs plus « sérieux » et austères du monde de l’art ; ou, au contraire, de banaliser ce monde en le ramenant aux simples gestes utilitaires de confection. C’est plutôt pour montrer qu’au-delà de l’objet conçu, une constante existe dans le fait de créer, que ces formes excèdent ces catégories, n’y obéissent pas. Que l’impulsion de créer passe par les mêmes enjeux et conduit aux mêmes efforts formels.
Ce Variation bûcheron se retrouvait déjà, en 1998-2000, dans le projet En wing en hein, dont l’exposition a quelque peu voyagé. Dès le titre, les références à la culture populaire sont on ne peut plus claires ; le titre faisant allusion à une chanson bien connue d’Oscar Thiffault, Le rapide blanc, où le changeur yodle en ce baragouin. Là, tissage, broderie et petite couture (en opposition avec la haute !) sont à l’honneur. S’il s’avère que L’hiver sera long, les bas de travailleur accrochés au mur le sont tout autant. Des tas de lainage trônent par terre. Les pantoufles de Foyers, doux foyers sont une construction pièce sur pièce de tissus boudinés qui se présentent aussi sous forme d’habitations telles des nids, des terriers et des igloos pouvant s’imbriquer les uns dans les autres. Une théière faite de tissus solidifiés est suspendue au mur tel un tableau (Confidences). Sa matérialité sculpturale résulte d’une technique de fermière. Elle a été confite par trempage dans un mélange de sucre et d’eau pour être, par la suite, séchée2. Sur présentoir, une corne d’abondance montre, elle aussi, une matérialité déstabilisante.
Il s’agit donc, dès ces années-là, de tisser ; comme on le fait avec des liens. De ceux qui peuvent exister entre les différents objets, qu’ils soient à mettre en relation avec un vêtement ou avec des objets de la culture populaire. Car tisser est cette activité que chacun peut faire, parvient à faire, surtout pour des raisons utilitaires, on l’a dit. Que le tissage devienne sculpture alors qu’il était vêtement à l’origine importe peu.
Or, le mot « tisser » vient de l’indo-européen commun tek̂Þ qui veut dire « travailler le bois, le tissu ». Les dérivations du nom, en tchèque (tesat), en latin (texo) et autres langues, semblent sans cesse hésiter entre les deux matières. Le sens de travail, d’œuvrer à la trame de ces matières diverses, lui, ne change pas. Il est aussi intéressant de constater que le grec nous donne, quant à lui, τέχνη, c’est-à-dire tékhnê, lequel se décline en français en art manuel, habileté manuelle, métier, industrie. Et Wikipédia de nous citer à la suite Hérodote : τὴν τέχνην ἐπίστασθαι — (Hérodote, Histoires, livre III : Thalie, 130) pour offrir comme traduction : « connaître son métier ». Bouclons dès lors la boucle et revenons à notre point de départ pour souligner que « métier » désigne aussi bien l’occupation professionnelle que la machine aidant au travail du tissage. C’est en effet sur un métier que l’on tisse.
Il s’agirait donc d’abord et avant tout, pour Nathalie Bujold, de cet engagement fondamental à créer ces liens et moins du médium qui nous y aide. Son intérêt pour le vernaculaire, l’art populaire, la profondeur qui se cache sous une désinvolture à privilégier le commun et le banal3 a trouvé matière à expression dans les travaux de dames : broderie, tissage, couture. Dans tout ce qui engage le corps dans ce tressage de correspondances à explorer. Toute la réalité tangible ne trouve son compte que dans cette mise en rapport dans un objectif de création qui est aussi un objectif de révélation de ces correspondances. Tout peut être mis en rapport puisque tout existe de concert et se trouve donc immanquablement à entrer en conversation active.
Ce sont donc des motifs que l’on crée. On le fait d’abord par jointage de pièces rapportées. Ainsi, depuis des nappes et des rideaux naissent des chemises à carreaux, des linges de vaisselle, des lingettes et même, peut-être d’autres nappes et rideaux. C’est ainsi que des gens de condition modeste récupèrent et épargnent, dans cette reconversion infinie des mêmes matières. Tout peut être fait et tout est à faire depuis la matière recyclée et recyclable du monde. Si la totalité du tissu disponible est limitée, les combinaisons, elles, sont infinies.
En cette matière, il y a, parce que ce sont des œuvres axées sur la simplicité des moyens employés, des figures simples et logiques, aussi, de carrelage. Mais s’ajouteront plus tard, dans le travail vidéographique, d’autres figures géométriques élémentaires, dans des configurations qui épousent le trait, le carré, le losange et autres ; le tout, modulé en quadrillage ou agencements en lignes diverses. Toujours, il y a de la grille, de la classification, dirait-on, du tri, car la matière est éparse et doit être rassemblée. Ce faisant, elle n’est pas hiérarchisée, mais déployée de manière équipotentielle dans des casiers où, semblerait-il, ses diverses moutures s’équivalent. Cela, encore, crée de la figuration géométrique, ajoute au bazar du monde, même si l’on a tenté de tout ordonner. Donc, cette combinatoire est ardue, difficile, une conquête à sans cesse reprendre sur le cumul des matières, des formes et des choses. Créer est ce combat, incessant, et Nathalie Bujold en sait bien la vanité. Aussi, donne-t-elle à voir toute cette énergie qu’elle met à trier dans l’infini du monde, des motifs, des choses et des méthodes propres à donner un semblant d’ordre et de cohésion. Mais elle le fait de façon à laisser voir que le chaos n’est jamais loin et qu’il nourrit le fait de vouloir tout régir.
Cela explique les formes, un peu les mêmes ; les motifs, un peu les mêmes ; les matières, un peu variées et variables. Les couleurs, primaires dans certains projets, sont mises au premier plan, et il est d’abord question de leur animation en des médiums différents, au gré de leur importance en ceux-ci. Et tous offrent leur singularité mécanique de médiums différents, avec leurs conditions de possibilité, leur singularité afférente propre. Cela, évidemment, est à creuser, toujours et sans cesse. C’est ce que l’on retrouve quand Nathalie Bujold aborde donc la sculpture, la peinture4, la photographie, la vidéo, l’installation.
La vidéo. Tiens, justement ! Celle-ci a pris une place importante dans le cursus de l’artiste au cours des dernières années. S’ajoute ainsi à sa panoplie d’outils un médium dont la particularité est de piger dans la trame du réel, d’isoler des fragments d’espace-temps singuliers5. La musique vient elle aussi mettre son grain de sel. On s’en convainc avec des pièces telles que HIT (2020-2009), Métronomies (2022) et Études vidéographiques pour instruments à cordes (2015). Dans le premier cas, c’est une performance du batteur Michel Langevin qui devient l’objet de triturations vidéographiques. Les possibilités d’incrustation offertes par le médium sont pleinement mises à profit. Les mouvements du musicien sont démultipliés : les saisies de ses performances, reprises dans des figures qui occupent totalement l’écran, font vibrer de concert et le son et l’image, l’un activant le rythme de l’autre et vice versa. Dans la trame de ces écrans, des figures apparaissent dans lesquelles l’on en vient peu à peu à reconnaître l’instrument et son animateur. Mais c’est d’abord une peinture de motifs qui se montre. Lorsque s’enchaînent des ondulations, on parvient à distinguer la composition du tout, comment l’ensemble actif est généré, animé.
De même, dans Métronomies, la forme même du métronome, si triangulaire, permet des possibilités de représentation diverses. La scansion du son, aussi, génère un rythme du son comme de l’image qui transcende le tout. Pareille maîtrise est manifeste dans les variantes effectuées dans les Études vidéographiques pour instruments à cordes. Reprises, décalages, balayages, multiplications de la même image, un analogon repris et tissé en de nombreux états différents forment des motifs qui créent l’ensemble, permettent l’animation, organisent la diversification. Toutes ces actions sont des manœuvres rendues possibles par la mécanique même de la vidéo, son travail sur la matière, les possibilités techniques qu’elles possèdent en propre.
Puis, ce sont les Métroscopies. Dans bien des cas, un carrelage apparaît, ou alors un tracé de lignes. Surgissent, alors, des avatars de pixel, de la composition d’images depuis ce point fondamental, petits points particuliers du travail vidéographique, et les lignés verticaux, un souvenir du balayage vidéoscopique des premiers temps. Cela, qu’on le veuille ou non, tisse encore et encore, permet les trames de l’image. Comme le petit point, la broderie qui permettait de former pièce sur pièce.
Lignes, losanges, formes géométriques reprises en ensembles régis sont les composantes fondamentales de ce travail. Leur animation dépend de la tékhnê propre à chaque médium. Dans les entrelacs des œuvres apparaissent les modalités nécessaires à chacun. Mais il reste que les composantes de base sont transversales ; elles sont communes aux pièces montrées. Cette préférence accordée à la tékhnê est donc partout perceptible ; elle traverse des médiums dont elle exhibe les conditions praxéologiques de constitution d’images et en effets assez constants. Mais la mécanique propre à chacun finit par émerger et donner une couleur particulière à chaque œuvre.
On demanderait à Nathalie Bujold de parler crûment de ce qu’elle fait qu’elle dirait sans doute : « Je vaque, je vaque. Toujours les mains et la tête dans la matière à composer des figures, des couleurs, des traits, des motifs. Je vaque… »
- Bien que, pour la peinture, cette synthèse soit plutôt soustractive... Mais synthèse tout de même !
- Des pièces de chaussettes ont d’abord été cousues sur une théière. Le tout a été plongé dans le mélange d’eau et de sucre. L’artiste a, par la suite, une fois la pièce séchée, cassé la faïence de la théière et dégagé les morceaux pour ne garder que l’étoffe devenue théière.
- Dans Le petit mot, bande vidéo de 1997, on croit sentir l’influence de Sylvie Laliberté et de Manon Labrecque. Une autre Nathalie, Caron celle-là, tisse aussi au sein de ses images photographiques. Ce sont peut-être moins des influences qu’une sorte de communauté d’esprit. On pourrait ajouter à cette liste le triumvirat BGL. De plus, la chanson est de Charles Guilbert, et Nathalie Bujold l’a interprétée une première fois dans la vidéo de celui-ci et de Serge Murphy intitulée Sois sage, ô ma douleur (et tiens-toi tranquille). Donc, Le petit mot est plutôt un extrait qu’une bande en soi...
Pinacothèque aléatoire (2019-2021) est une série moins connue où l’artiste expérimente sur la peinture. De ce corpus, seule a été présentée la vidéo Abstraction liquide à la Foire d'art de Toronto au kiosque de la galerie ELLEPHANT. https://vimeo.com/anage/videos/354433278
Comme Nathalie Bujold pigeait déjà dans l’ensemble des figures et matières du monde...