Aux fils des HIT
HIT (2009-2020) est une installation multicanale de neuf vidéos où Nathalie Bujold pose et décompose les mouvements et la musique de Michel Langevin, batteur de Voïvod. Les gestes et les sons ainsi segmentés en une toile kaléidoscopique sont aussi, paradoxalement, parfaitement amalgamés par l’animation. En effet, la fragmentation et la composition des images réagissent aux rythmes de la batterie et en illustrent les fluctuations. Les ondulations géométriques et la mutation du réel en une trame numérique dansante démontrent le fin travail d’assemblage de Bujold. La captation d’origine devient une courtepointe et une composition abstraite tout en développant sa propre trame sonore.
Le traitement typique de cette série, rassemblée dans l’astucieusement nommée Le meilleur de HIT (2009-2020), évoque les assises de la pratique de Bujold. Il y a, bien entendu, le tempo du son et de l’animation, mais surtout un jeu rigoureux de déconstruction et de reconstruction qui a marqué la carrière vidéo de l’artiste. Le montage d’une précision chirurgicale s’appuie non seulement sur un sens du détail évident, mais aussi une intuition narrative inédite que nous approfondirons depuis une brève rétrospective de la vidéaste.
Fil de trame
Liant atermoyant, le fil de trame évoque pour nous le souffle narratif de la vidéo de Bujold. La réalité ou, du moins, son évidence est découpée en motifs par l’artiste qui les assemble ensuite dans une nouvelle structure narrative de manière à en faire ressortir la fantaisie. L’artiste dérègle la normalité, détourne les habitudes et magnifie l’ordinaire en une sorte de coquetterie non conformiste. Emporium (1999) est à ce titre un exemple éloquent. L’œuvre est découpée en chapitres évoquant des zones du corps performées par Bujold. La cartographie originale des aptitudes corporelles offre une perspective ludique sur nos actions quotidiennes. Alors que la captation vidéo exalte d’emblée l’artisticité des sujets en y concentrant notre attention, le jeu de l’artiste met en lumière leur absurdité. L’humour évident d’Emporium repose sur ce décalage entre les degrés d’appréciation, mais aussi sur la dérision qui nourrit les représentations de soi en action improductive. La succession des courts sketchs évoque le travail de Christian Boltanski qui, en 1974, exécute au pastel sur photographie l’histoire fictive du « petit Christian ». Les Saynètes comiques de Boltanski partagent en fait avec l’œuvre de Bujold un regard ironique sur la grandiloquence présumée de la vie d’artiste dont le mythe de son autoreprésentation est déjoué par la mise en scène volontairement insignifiante de celle-ci. La récurrence du format des scènes amplifie cette ambivalence narrative où le spectateur attend chaque début de vignette avec enthousiasme, pour le pur plaisir de leur vacuité.
Cette qualité d’expression flottante et décalée se remarque aussi dans Onelie de l’Onelie (2000). Sur un fond d’affects féminins, Bujold présente une œuvre auto réflexive où l’exploration formelle chromatique et rythmique met en valeur le médium. Le récit déjanté inspiré des courants historiques de l’art vidéo se plie au chaos structuré d’un montage quasi métronomique et d’une mise en scène orchestrée d’après les barres de couleur des écrans cathodiques d’antan. Cette mise en relation serrée des images, des gestes et du médium vidéographique démontre une maitrise holistique de l’image en mouvement, de son histoire à sa matière en passant par ses propriétés techniques et culturelles.
Fil de chaine
Le fil de chaine traverse toute la longueur du tissu et définit en ce sens l’enchainement du style de Bujold. Images découpées, démontées, accélérées et ralenties, l’artiste manipule la vidéo comme d’autres sculptent la matière. Des œuvres telles La Montagne Ste-Victoire (2005) ou Comptes à rebours (2002) démontrent un traitement fin du temps, de l’espace et de leurs substances de manière à affirmer l’objet vidéo. Le sujet de l’image devient l’objet de son ouvrage. En fait, la mutabilité des sujets à travers l’exercice d’édition et de construction révèle l’altérité du document. Même la captation la plus crue et directe perd sa valeur testimoniale au profit de la matière visuelle.
La vidéo s’expose ainsi chez Bujold non seulement comme matériau, mais aussi comme concept. En effet, les processus de saisie, de manipulation et de montage s’inspirent de l’histoire de l’art et de l’image en mouvement. Son exploration radicale du médium et son esthétique frondeuse évoquent l’esprit éclectique et insolite des avant-gardes historiques, sans toutefois sacrifier l’accessibilité de son œuvre. En fait, l’attitude ludique et parfois légère de propositions comme Bonjour (2003) rappelle les premiers temps des arts vidéo axés notamment sur le jeu et une volonté de démocratisation d’un médium en plein essor. Enfin, l’intégration graduelle de la technologie numérique à la pratique de Bujold amorce son traitement baroque de l’image à une réinterprétation inusitée du style graphique et systématique des plasticiens. Le raffinement géométrique de Textile de cordes (2013) et de Merci (2013) introduit les hits à venir tout en traduisant formellement le format du récit en saynètes. Telles les pièces d’un puzzle, ces œuvres deviennent, comme leurs images cloisonnées et multipliées, les segments et les pixels de la composition plus large de la griffe de Bujold.
L’étoffe
Notre exercice rétrospectif implique un déplacement des perspectives et des proportions inspirées par All the Good Things (2008) où l’on suit les tribulations d’hyménoptères sur un fruit. L’étude minutieuse du produit par le groupe affairé et les plans ponctuels sur une fourmi oisive, couchée dans les miettes, ne bougeant mollement qu’une antenne, résument la subtilité de l’œuvre de Bujold dont la simplicité est herculéenne. Rien ne se passe, sinon si peu, pourtant. Il suffit de retourner à Permanent Smile (2008) pour saisir à quel point voir est un art qui n’a de comparable que celui de savoir regarder et de se laisser surprendre.