Mi-dires Notes sur Emission (1994) et Don’t You Like the Green of A? (2022)
Ces deux bandes, choisies au sein d’un vaste corpus, ouvrent et ferment une parenthèse. Emission ne constitue pas le premier essai de Henricks dans ce médium, mais celui qui inaugure sa manière de travailler le montage avec des cellules d’images, de textes et de sons mises bout à bout. Don’t You Like the Green of A clôt, quant à elle, un cycle de Henricks autour du champ étendu de la peinture monochrome.
Comment, aujourd’hui, revoir Emission sans y projeter des grilles interprétatives du présent? En entretien avec Mike Hoolboom en 2008, Henricks a constaté que l’on revenait souvent à cette œuvre : « Over the years, I have come to assume that the reason people like Emission is the same reason I dislike it: it is incoherent.1 » Avec les vidéos suivantes (Shimmer, 1995, et Crush, 1997), il estime avoir pu affiner sa méthode de montage. J'avancerais pourtant que, loin de l’inachèvement, la structure inchoative de la bande montre la pensée en tâtonnement, une pensée au bord des discours de la théorie queer.
En commentant Emission, je dois isoler des séquences et, dès lors, ce réassemblage textuel génère de nouvelles associations, avec beaucoup d’ellipses. Dans l’un de ces segments de la bande, qui en comporte sept, l’écran se divise et, de chaque bord, Henricks manipule alternativement une chaise et des drapeaux de sémaphore.2 Les paroles d’une chanson, en anglais, défilent au bas du cadre, accompagnées d’une traduction française. Des mots dans la première langue s’enchaînent en ordre alphabétique, à l’intersection des images scindées. Certains termes diffusent des marqueurs de l’identité gaie (homo, hole, fist). D’autres mots se rattachent à des champs lexicaux hétérogènes (hair, pair). Selon notre appartenance au groupe convoqué, il est possible de se reconnaître dans une partie du langage ou de se désidentifier, et de rejeter des termes comme parataxe. Henricks interrompt brutalement ce flux en montrant, du côté gauche de l'écran, une enfilade de pénis en coït éjaculatoire. Il s’agit du « money shot » de la pornographie qui fournit la preuve, irréfutable, de la jouissance. Tandis que s’accumulent ces images sans aucune ambiguïté, l’artiste, à droite, manipule toujours les drapeaux. Suturant les deux cadres, le mot « emission » (en anglais) devient leur plus petit dénominateur commun : l’émission (de signaux, de sperme). La séquence suivante fait allusion au virus du sida sans le nommer. Des pilules tombent devant un arrière-fond bleu. Un ruban de texte établit une comparaison entre l’information disséminée par les médias (la radio, la télévision, etc.) et une pandémie du 20e siècle. Une rupture advient : l’écran passe au noir. La trame sonore diffuse un message téléphonique laissé par la mère de Henricks, « Nelson, this is your mother calling… ». Cette béance soulève l’absence de l’artiste à la place du destinataire, et la possibilité de sa disparition. Au milieu de la bande, des fragments de films en noir et blanc s'interpolent au tissu de la vidéo. Un acteur exécute des gestes en langue des signes. Des intertitres semblent suppléer le contenu transmis par ces mouvements codifiés. Nous pensons aux drapeaux de sémaphore, vus avant. La voix du narrateur évoque l’impuissance de restituer un cri. Un jet blanchâtre traverse l’écran de part en part. On aperçoit un contenant déversant, hors cadre, un autre liquide. Une femme crache de l’eau. Dans le plan suivant, l’artiste reçoit, en contrechamp, une giclée (de lait ?) sur le visage, sans lien causal avec la scène précédente. En déconstruisant le protocole de communication, Henricks défait aussi le présupposé qu’une adresse serait dirigée vers un public déjà conscient de lui-même, pleinement constitué en amont. Dans un texte rédigé en 1993, Eve Kosofsky Sedgwick dresse une liste incomplète de configurations identitaires, fédérant à l’enseigne du queer les personne dont les orientations échapperaient aux structures binaires (« many of us ») : « pushy femmes, radical faeries, fantasists, drags, clones, leatherfolk, ladies in tuxedoes, feminist women or feminist men, masturbators, bulldaggers, divas, Snap! queens, butch bottoms, storytellers, transsexuals, aunties, wannabes, lesbian-identified men or lesbians who sleep with men, or...people able to relish, learn from, or identify with such.3 »
Cet inventaire, qui suggère des possibilités d’alliages et de coalitions bien au-delà des catégories recensées, s’accorde avec les apparitions et les disparitions de sujets clivés dans Emission.
En 1995, les premières œuvres de Henricks ont été présentées au centre Oboro, à Montréal. L’exposition était accompagnée d’un essai de l’historienne de l’art Christine Ross.4 Elle y affirme qu’Henricks fournit un contre-exemple d’un investissement des signes les plus reconnaissables de l’identité (homosexuelle). Ross cite Peggy Phelan, Teresa de Lauretis et Sedgwick, mais également Raymond Bellour et Laurence Louppe, pour arrimer le queer à l’instabilité de l’image vidéo et au concept d’invisible de la phénoménologie. Elle crée un pivot entre des constellations théoriques en formation à Montréal durant cette période, au confluent des traductions française et anglaise (de la « French Theory »). Cette mixité linguistique était aussi rendue manifeste par l’énonciation bilingue des narrations de Henricks, souvent écrites sans qu’une langue ne prenne le pas sur l’autre, en l’absence de matrice.
Ces bandes de Henricks des années 1990, et les propos de Ross, anticiperaient une critique contemporaine de la visibilité comme piège néolibéral. Près de 30 ans après la première vague de la queer theory, l’historien Lex Morgan Lancaster a rédigé une série d’études de cas afin d’analyser la résurgence d’un répertoire de formes du modernisme dans les pratiques d’artistes LGBTQIA2+ qui cherchent à contourner l’injonction de l’autoreprésentation ou de la figuration de la différence par une imago du corps.5 J’hésite cependant à associer trop facilement cette rubrique de l’abstraction queer au travail de Henricks – vidéo et peinture –, en faisant de lui un exemple parmi d’autres d’une mouvance. Ma réticence tient au fait que, une fois incorporées dans un appareil critique très américain, sa singularité et la portée de la réception localisée de son œuvre en soient réduites. De plus, la catachrèse qui désigne, selon Lex Morgan Lancaster, le mésusage stratégique des tropes tels que le monochrome, est surtout galvanisée lorsque les artistes l’augmentent par le truchement de gestes performatifs ou de textes.
Chez Henricks, cette mise en actes et en discours, néanmoins lacunaire, survient avec la vidéo Don’t You Like the Green of A?. Avant de commenter la bande, je souhaite cependant aborder ce passage vers l’abstraction qui s’est opéré lentement dans sa pratique. Faute d’espace à ma disposition, je dois négliger un pan de son corpus, surtout les installations multiécrans, fondé sur un examen de modèles esthétiques polysensoriels depuis le 19e siècle.
Une condition neurologique non pathologique, avec laquelle il vit, a infléchi ses recherches depuis plusieurs années : il est pourvu de la faculté de synesthésie. En 2012, Henricks a convoqué ce phénomène de double perception dans Monochrome A to Z (Synaesthesia Paintings), une série de 26 tableaux correspondant aux lettres de l’alphabet et à une gamme chromatique déterminée au cours d’associations libres. Les schèmes cognitifs de la synesthésie et la cénesthésie ont été étudiés dès le 19e siècle, en étayant les thèses d’une esthétique transversale, au-delà des limites disciplinaires (littérature, peinture, musique). Les œuvres de Henricks contournent cette plénitude du sens : elles se cantonnent visuellement aux équivalences des plus petites unités de signification – les 26 graphèmes –, aux couleurs, sans produire de métaphores de la traduction. Le laconisme de l’artiste sur sa neurodivergence, réduite au montage de lettres et de signifiants ready-made, s’homologue, en quelque sorte, à l’évitement d’une énonciation littérale de son orientation sexuelle dans ses premières bandes vidéo. Il s’agit d’un langage au degré zéro, une « palette-répertoire », qui dit pourtant quelque chose de plus que la somme de ses parties.
Une autre circonstance de l'existence de Henricks est devenue un programme pour générer des tableaux en s’abstenant de mettre au premier plan le récit autobiographique : il a récupéré les tubes de couleur inutilisés de sa mère, peintre paysagiste, après son décès. Il a entrepris ensuite d’épuiser ce résidu afin de remplir les marges de tableaux reprenant, en leur centre, une page noire du livre de Laurence Sterne, La vie et les opinions de Tristan Shandy (1759). Ce monochrome avant la lettre interrompt la narration de Sterne lorsque se volatilise l’un des personnages. La clôture du projet de Henricks, intitulé Lacuna allait coïncider avec la rupture du stock de tubes en donnant, peut-être, une fin arbitraire au deuil. Le silence de Henricks, après le message téléphonique de sa mère dans Emission, s’est renversé ici. C’est elle qui ne répond plus à l’appel. En revanche, les tableaux de Lacuna n'ont pas articulé les émotions au moment de cette perte et, de manière compensatoire, pendant la création des tableaux.
Outre sa mère, Henricks s’est lié à une seconde interlocutrice posthume : Joan Mitchell. Le dialogue entre les artistes a éludé les affinités. Il a été basé sur le simple fait que Mitchell possédait aussi la faculté de synesthésie. Dans des entretiens, elle a décrit sa perception double. Le titre de la vidéo, Don’t You Like the Green of A?, est tiré de l’une de ces conversations. La bande a été réalisée dans le cadre d’une exposition au Musée d’art contemporain en 2022, qui réunissait tous les tableaux autour de la synesthésie peints depuis 2012.6
Je retiens, de nouveau, seulement quelques cellules de la bande. Grâce à des effets spéciaux, Henricks met en scène la « rencontre » de deux avatars ou spectres de lui-même, en écho à la double sensation que Mitchell et lui peuvent percevoir. Le veston au tissu recouvert de rectangles multicolores de l’un d’entre eux est balayé avec un micro par son homologue. L'information à la sortie est modulée en vibrations. Henricks crée la rétroaction de la synesthésie de toutes pièces, en postsynchronisation. Dans une cellule subséquente, une diapositive d’une œuvre de Mitchell est projetée au mur. On entend Henricks citer des extraits d’un texte autour de l’association que Mitchell a pu établir entre la blancheur et la mort. Il passe le micro sur des détails de la toile. Les données prélevées sont « saisies » et assignées au bruitage perçu préalablement. Des séquences – ici convoquées sans respecter l’ordre de leur occurrence – reprennent le couplage des deux représentations de Henricks, en indiquant, cette fois, la séparation des tâches endossées par la même personne. Le premier accroche des tableaux au mur tandis que le deuxième joue le rôle du photographe. Lorsqu’un monochrome est capté, il occupe tout le champ.
Dans Emission, Henricks figurait au sein de deux carrés subdivisant le cadre, et ses mouvements de sémaphore, accompagnés de la parataxe des mots, s’adressaient à l’autre. Les doppelgängers de Don’t You Like the Green of A? parodient le registre de l’autoaffection – confondue à tort au narcissisme –, si présent dans l’art vidéo relevant de l’autoportrait. Henricks est, en principe, seul devant la caméra (du moins, c’est ce qu’il laisse entendre). En ajoutant son double, il met en scène l’acte de « se toucher toi », en passant par un système d’auscultation imaginaire, traduisant la mauvaise information.7 Au début de la bande, des rectangles de couleurs variées bougent de haut en bas, puis diagonalement, vers chaque extrémité de l’écran. À la fin, en coda, les vêtements vides flottent, et les rectangles se dispersent de nouveau selon un mouvement analogue. Les tableaux, comme leurs émanations numériques/photographiques, se mutent en quasi-sujets spectraux.
La narration, partie intégrante d'Emission et de plusieurs bandes ultérieures, est manquante ici. Henricks s’affiche comme un bonimenteur aphone, montrant des choses au lieu de les commenter. En choisissant les circonstances de ses effacements et de ses apparitions, il plie, puis il déplie une surface continue. Ce mi-dire pourrait, plus tard, devenir un récit de soi, une autothéorie. On ne peut pas parler à sa place. Pour l’instant, devant l’opacité de l’ourlet, la reconnaissance de la difficulté d’écrire sur son travail reste la réponse suffisamment bonne.
- « Nelson Henricks: Ironic Nostalgia », dans Mike Hoolboom (dir.), Practical Dreamers: Conversations with Movie Artists, Toronto, Coach House Press, 2008, p. 65.
- La partie narrée d’Emission a été publiée dans Steve Reinke (dir.), Time will have passed/Le temps aura passé, Montréal, Galerie Leonard & Bina Ellen Art Gallery, 2010, p. 28-33.
- Eve Kosofsky Sedgwick, « Queer and Now » (1993), dans Jonathan Goldberg et Michael Moon (dir.), The Weather in Proust, Durham, NC, Duke University Press, 2012, p. 200.
- Christine Ross, « Je vais vous raconter une histoire de fantômes ». Vidéos de Nelson Henricks, Montréal, Éditions Oboro, 1995.
- Lex Morgan Lancaster, Dragging Away: Queer Abstraction in Contemporary Art, Durham, NC, Duke University Press, 2022.
- Nelson Henricks, Musée d’art contemporain de Montréal, du 17 novembre 2022 au 10 avril 2023.
- Jean-Luc Nancy dit de l’autoaffection : « Se toucher toi (et non « soi ») – ou encore identiquement se toucher peau (et non « soi ») : telle est la pensée que le corps force toujours plus loin, toujours trop loin. » Corpus, Paris, Métailié, p. 86. Voir également Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.