[ Fig. 01 ] <i>Map of the City</i>, 2006.

Au rythme de l’assemblage : Perspectives commissariales dans le travail de Nelson Henricks

Maude Johnson

« La capacité de combiner texte, son et image est ce qui m’a d’abord attiré de la vidéo. […] Contrairement à d’autres formes, la vidéo permet d’explorer la nature de la réalité. […] C’est un outil pour réfléchir, pour penser à travers la réalité.1 »

[ Fig. 02 ] <i>Satellite</i>, 2004.

L’art vidéo constitue, dès son émergence dans les années 1960, un médium particulièrement apte à mettre à l’épreuve les perspectives, les normes et les attentes. Chevauchant les mondes de la culture populaire et des arts visuels, la vidéo peut non seulement faire état des nuances de la société, mais également les façonner. Elle rend en quelque sorte le monde et ses temporalités plus malléables. Influencé à ses débuts par les expérimentations menées dans les domaines de la musique et de la performance, l’art vidéo convoque divers registres de la multidisciplinarité. Il opère une mise en récit à partir de l’assemblage de multiples éléments provenant de la littérature, de la culture visuelle, de la musique, du cinéma, de la danse, de la performance, du théâtre, etc. Ce faisant, il entretient une correspondance avec une autre discipline : le commissariat. La pratique commissariale, dont les fondements reposent sur l’organisation d’expositions et l’assemblage d’objets, s’affirme dans les dernières décennies en tant que pratique discursive, conceptuelle et formelle. Creuset des négociations entre objets, informations, personnes, espaces, temporalités et contextes, l’exposition est désormais envisagée comme un espace transdisciplinaire, voire « in-discipliné ». En ce sens, le commissariat permettrait lui aussi de « penser à travers la réalité ».

Dans cet essai, je souhaite me pencher sur l’approche commissariale qui traverse la pratique vidéographique de Nelson Henricks. En demeurant critique des formes de catégorisation (par exemple, l’artiste-commissaire), j’examinerai plutôt les méthodologies empruntées par l’artiste dans la création et la présentation de projets qui composent son œuvre multidisciplinaire. Je m’attarderai aux motifs, aux gestes et aux stratégies qui activent des associations, des connexions ou des interactions, qui génèrent la production de discours et de contextes d’assemblage. Figure incontournable de la vidéo actuelle, Henricks développe depuis 1985 une démarche expérimentale à travers laquelle il explore les enjeux du rythme et de la composition. Dans une entrevue réalisée en 2007 par Mike Hoolboom, Henricks s’exprime sur le potentiel politique et social de l’interconnexion en référant au concept philosophique de rhizome2, un réseau non linéaire dénué de niveaux qui évolue en permanence, sans ordre ou cohérence apparente. Il affirme cependant : « Mais ce n’est pas suffisant de simplement faire un paquet de rhizomes. La clé est de les connecter. Lorsque reliées, les structures rhizomatiques peuvent avoir un potentiel politique [et social]3. »

[ Fig. 03 ] <i>A Lecture on Art</i>, 2015.

Cette vision de l’interconnexion des rhizomes s’applique au système représentationnel qu’il développe dans ses œuvres et s’avère un angle particulièrement intéressant pour réfléchir aux croisements entre méthodologies commissariales et expérimentations artistiques au cœur de son travail. La pensée rhizomatique chez Henricks lui permet d’étendre son champ de référence et d’opérer des transferts entre ses œuvres, dans lesquelles il décompose et réassemble le réel. Les idées, les images, les sons et les textes sont détachés de leur contexte initial et manipulés par l’artiste, rendant en quelque sorte ses vidéos « matérielles ». Il y tisse, comme l’explique la commissaire France Choinière dans le texte d’exposition du projet A Lecture on Art, « un riche système de correspondances favorisant l’éclosion de nouveaux paramètres de perception et de réflexion4 ». Basée sur la transcription phonétique par Helen Potter d’un extrait d’une conférence donnée en 1882 par Oscar Wilde, l’installation vidéo à quatre canaux A Lecture on Art est présentée à Dazibao du 25 avril au 20 juin 2015. Henricks y déploie une interprétation fragmentée de la transcription. Chacun des quatre écrans de l’installation est dédié à une seule composante (acteur, texte, bruitage, décor), mais, ensemble, ils sont unifiés grâce à l’aspect sonore. L’assemblage ici généré par l’artiste est avant tout rythmique, alors que les séquences et les temporalités se conjuguent à travers les modulations du son. Les effets staccato d’attraction et de répulsion ainsi produits déconstruisent la signification linguistique et font place à la sensation.

[ Fig. 04 ] <i>Document XXL</i>, 2017.

De façon similaire, le projet DOCUMENT XXL, présenté à Artexte du 13 avril au 17 juin 2017, se penche sur la parole et sur les modalités de mise en visibilité du son. Il rassemble des présentations d’artistes de divers formats (vidéo, audio et imprimé) provenant de la collection d’Artexte dans un programme vidéo sur deux écrans. Élaboré au cours d’une résidence de recherche, le projet est tout à la fois commissarial et artistique, exposition et œuvre originale. Cette forme hybride permet à Henricks d’explorer différemment l’une des préoccupations qui traverse sa pratique : l’échec des mots à articuler l’indicible, à signifier ou à évoquer « [la] pensée extralangagière que met en œuvre l’artiste lors de la création physique5 ». À partir d’un modèle de commissariat emprunté au platinisme – la manipulation et le mixage de différentes sources sonores dans le but de produire une musique originale –, Henricks a agencé des documents en duo, créant à travers leur montage des associations qui agglutinent de nouvelles significations aux contenus individuels. Ce faisant, il accorde au dispositif le même type de présence que celle du contenu que ce dernier produit ou renferme. Cette stratégie nourrit l’exploration critique d’un synchronisme visuel et sonore menée par l’artiste. Les glissements de sens qui en découlent invitent à réfléchir à la capacité du commissariat et du modèle expographique (qui s’étend au-delà de l’exposition physique dans, par exemple, la forme livresque ou audio) à exprimer la profondeur d’une idée, d’une question ou d’un concept à travers l’assemblage d’œuvres, de textes, de paroles, etc.

[ Fig. 05 ] <i>Don’t You Like the Green of A?</i>, 2022.
[ Fig. 06 ] <i>Don’t You Like the Green of A?</i>, 2022.

Depuis quelques années, Henricks emploie la synesthésie, un trouble de la perception des sensations dont il est lui-même atteint, « en tant que stratégie génératrice pour la création, mais aussi en tant qu’outil de réflexion6 ». Comme méthodologie, elle permet à l’artiste de pousser plus loin son exploration conceptuelle et formelle des procédés de juxtaposition, mais également de la représentation des affects et des sensations. Présentée au Musée d’art contemporain de Montréal du 17 novembre 2022 au 10 avril 2023, l’installation Don’t You Like the Green of A? porte sur le thème de la synesthésie en s’inspirant de l’expérience de la peintre américaine Joan Mitchell (1925-1992), elle-même synesthète. L’artiste explore les effets d’un mécanisme perceptuel atypique sur les manières de concevoir et d’appréhender le monde. L’espace vidéographique y est éclaté ; des éléments issus de la vidéo se trouvant au cœur de l’installation sont transposés dans la galerie – tableaux monochromes, papier peint, costumes, éclairage. Ces extraits ou fragments sensoriels semblent être le résultat d’une (dé)composition qui déstabilise les temporalités et les surfaces du médium vidéo. Ici, les glissements ne sont pas seulement sémantiques ; ils sont incarnés. La translation, centrale dans la pratique de Henricks, prend une dimension matérielle. Ce faisant, Don’t You Like the Green of A? engage une expérimentation de la mise en espace qui renouvelle en quelque sorte les méthodes utilisées par l’artiste depuis la fin des années 1980, que l’auteur Jon Davies qualifie d’« esthétique du collage autoréflexive7 ».

[ Fig. 07 ] <i>Legend</i>, 1988.

Les premières œuvres de Henricks, influencées par l’art conceptuel, le théâtre et la performance, puis le cinéma, explorent notre inclination à communiquer et décortiquent la relation entre le langage et l’expérience visuelle. La succession rapide des séquences, les plans très serrés et l’autoportrait fragmenté (incluant la voix off de l’artiste) y créent un effet rythmique hypnotisant. La vidéo Legend (1988) déploie un récit non linéaire sous la forme de neuf segments qui abordent la formation identitaire. La structure kaléidoscopique de l’histoire repose sur un réseau de références multiples – dont certaines se répercutent dans des œuvres récentes. La vidéo Shimmer (1995) démontre un engagement plus affirmé envers le collage, que l’artiste produit par miroitement entre l’image, la voix off et le son. À ce sujet, la commissaire Nicole Gingras parle d’un « dédoublement » inhérent à l’acte de raconter ou de regarder, « un faux raccord qui naît de la simultanéité [de] deux flots8 ». Avec la vidéo Crush (1997), Henricks étend le miroitement à l’image elle-même : éclat du soleil, scintillement de l’eau, métal réfléchissant, etc. Le déferlement d’images et de voix, conjugué à leur chatoiement, met en œuvre des distorsions productives desquelles émergent de nouvelles significations – des décalages sensibles. Interrogeant toutes deux notre rapport au futur, les vidéos Planétarium (2001) et Satellite (2004) combinent des images et des textes à la manière d’un atlas expérimental. Elles unifient chacune, dans un montage chaotique et grâce à une bande sonore aux pulsations technos, des perspectives éclectiques et a priori opposées qui renvoient à l’immensité du cosmos et à l’univers qui existe dans nos têtes. La vidéo Map of the City (2006) s’inspire pour sa part du concept hugolien de « l’édifice comme livre », ou de la parole construite, pour évoquer les mémoires, les géographies et les significations urbaines. À travers un processus d’accumulation, Henricks associe des centaines de photographies et de clips vidéos à des extraits textuels, mettant en œuvre une « métaphore cinématographique du livre9 », selon la commissaire Donna Wawzonek, « chaque projection se lisant comme une “page”10 ».

[ Fig. 08 ] <i>Shimmer</i>, 1995.
[ Fig. 09 ] <i>Crush</i>, 1997.

Au cours des 40 dernières années (ou presque au moment d’écrire ce texte en 2024), Henricks a (re)manié le médium vidéographique en explorant sa structure, son format, ses codes et ses potentialités. Il en fait un outil « in-discipliné » qui favorise la contamination et départit tout contenu de son contexte, le recontextualisant au rythme de l’assemblage. Les différents procédés formels et discursifs employés par l’artiste témoignent d’une approche commissariale, au sens où ils opèrent une transposition de l’information et génèrent des espaces de production de discours. Henricks éprouve les mécanismes de la représentation au gré d’innombrables expérimentations visant à organiser le monde. Dans le texte qui accompagne le projet DOCUMENT XXL, l’artiste parle de la dimension de l’affect et de la sensation comme « un lieu où la signification linguistique tombe en morceaux, cédant sa place à quelque chose de plus intuitif, plus incarné, plus coloré11 ». Cette conception dénote et rassemble de façon éloquente la multiplicité des méthodes utilisées par Henricks dans la création d’œuvres transdisciplinaires, faisant de la vidéo un dispositif pour penser à travers la réalité.

[ Fig. 10 ] <i>Planétarium</i>, 2001.
  1. Propos de Nelson Henricks recueillis par Jennie Alves en 2015 pour l’Alberta University of the Arts. [Traduction libre] https://www.auarts.ca/alumni-supporters/meet-our-alumni/nelson-henricks
  2. Le concept de rhizome a été développé par le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari à travers leur écriture collaborative du livre Rhizome, publié aux éditions de Minuit en 1976.
  3. Mike Hoolboom, « Ironic Nostalgia: an Interview with Nelson Henricks », Video Data Bank, 2007, p. 1. [Traduction libre] https://www.vdb.org/sites/default/files/2020-04/Mike%20Hoolboom%20-%20Ironic%20Nostalgia_an%20Interview%20with%20Nelson%20Henricks.pdf    
  4. France Choinière, Nelson Henricks : A Lecture on Art, texte d’exposition, Montréal, Dazibao, 2015. https://dazibao.art/exposition-nelson-henricks
  5. Nelson Henricks, DOCUMENT XXL, feuillet d’exposition, Montréal, Artexte, 2017.
  6. Propos de Nelson Henricks recueillis par Jennie Alves en 2015 pour l’Alberta University of the Arts. https://www.auarts.ca/alumni-supporters/meet-our-alumni/nelson-henricks
  7. Jon Davies, essai qui accompagne l’exposition Undertones, Toronto, Gallery 44, 2008.
  8. Nicole Gingras, « Faire rouler les mots dans sa bouche », Espaces intérieurs : le corps, la langue, les mots, la peau, Québec, Musée du Québec, 1999, p. 128.
  9. Donna Wawzonek, essai qui accompagne l’exposition Map of the City, Calgary, Art Gallery of Calgary, 2007. [Traduction libre]
  10. Ibid. [Traduction libre]
  11. Nelson Henricks, DOCUMENT XXL, feuillet d’exposition, Montréal, Artexte, 2017.