[Fig. 01] Shimmer, 1995.

Why My Work Is Hard to Write About

Nelson Henricks

J'ai commencé à faire de l’art temporel lorsque j'étais étudiant à l'Alberta College of Art (aujourd'hui l'Alberta University of the Arts). J'avais expérimenté le son en autodidacte depuis mon adolescence - principalement en écrivant des chansons pop ou, accidentellement, de la musique concrète - mais je ne voyais pas encore le lien entre cette activité et la création artistique. J'aimais écrire et, à l'école des beaux-arts, j'ai commencé à imprimer des livres d'artistes. Les caméras Super8 étant facilement accessibles, j'ai tourné quelques bobines de trois minutes à Calgary et New York, en 1985, et j’en ai fait le montage avec des ciseaux et du ruban adhésif. Puis je me suis inscrit à un cours de vidéo et de performance à l'ACA, mais la composante vidéo ne consistait qu'à brancher une caméra de surveillance, à la pointer vers un moniteur et à effectuer un retour vidéo. Je me souviens avoir vu la vidéo Juggling (1972) de Lisa Steele dans ce cours. Pour le reste, ma formation à l'ACA fut surtout une recherche autodirigée qui résulta en beaucoup d'essais et erreurs.

[Fig. 02] Nelson Henricks, Self-Portrait, 1982.

Ma véritable initiation à la vidéo s'est faite grâce à Emmedia, un centre d'accès à la vidéo géré par des artistes et dirigé par Grant Poier et Vern Hume. Le recrutement d'étudiants de collèges et d'universités par le biais d'un programme de bourses a largement contribué à l'essor de la vidéo comme médium de création à Calgary. J'ai emprunté une énorme platine VHS JVC qui venait avec une caméra d’épaule et j'ai filmé des performances orales dans ma chambre. Emmedia possédait aussi un magnétophone à 4 pistes et le JVC permettait d’ajouter du son à des cassettes vidéo préenregistrées. J'ai projeté un film Super8 sur le mur de mon studio, je l'ai filmé et j'y ai ajouté de la musique. Mes premières vidéos ont été réalisées de cette façon. Quand j'ai obtenu mon diplôme, en 1986, j'avais déjà constitué un corpus de huit ou neuf vidéos. Au lieu de rédiger un mémoire de fin d'études, j'ai présenté une vidéo. Mon conseiller s'est endormi en la regardant.

Dans les années 1980, Calgary était surtout une ville de peintres, mais comptait aussi plusieurs sculpteurs accomplis. Les artistes employés à plein temps par l'école des beaux-arts, combinés à ceux du corps enseignant de l’University of Calgary, plus le nombre croissant de diplômés provenant des deux écoles - ont fait de Calgary une scène artistique florissante, quoique isolée. En tant qu'artiste fraîchement diplômé et maintenant émergent, il était facile de m'imposer dans un domaine sous-représenté au sein d'une communauté se voulant progressiste et à la fine pointe du progrès. De nombreux artistes émergents furent attirés par la vidéo et la performance. C'était en partie une question d'argent - faire de la performance ne coûtait pas cher - mais ça correspondait aussi aux intérêts d'une génération ayant grandi avec la télévision et puis, c’était excitant d’en faire à notre tour. Colleen Kerr, une diplômée de l'ACA, et moi-même avons coproduit Camera Obscura (1988), une série de 12 épisodes diffusés sur une chaîne câblée locale. Les critiques, les conservateurs et les subventionneurs du milieu de l'art ont commencé à s'intéresser au projet jusqu'à ce que la présentation d'une exposition de vidéos et performances réalisées par des artistes de moins de 30 ans, au Nickle Arts Museum, en 1988, soulève une certaine grogne.

[ Fig. 03 ] Nelson Henricks, programme d'introduction de la conférence de l'AAMI, 1991.

Avant même d'avoir obtenu mon diplôme de l'ACA, j'ai été embauché à l'Off Centre Centre, la plus ancienne et la plus respectée des galeries d'art autogérées de Calgary. A cette époque, Sandra Vida et Don Mabie (alias Chuck Stake) étaient actifs dans l'art postal bien que leurs pratiques englobent également la performance et, dans le cas de Sandy, le film et la vidéo. Après avoir travaillé avec eux pendant quelques mois, j'ai officiellement pris le titre de coordinateur adjoint. Entre-temps, j'ai été élu au conseil d'administration d'Emmedia et j'ai emménagé dans un appartement du même immeuble, qui abritait aussi un autre centre d'artistes autogéré, la galerie Second Story. Je voyais beaucoup d'art et je rencontrais beaucoup de monde, mais en 1991, j'ai eu l'impression d'avoir fait tout ce que j’avais à faire (à Calgary). J'étais devenu le coordinateur de la galerie et j'avais exposé dans la plupart des centres d’exposition du coin. Les agressions homophobes se produisaient presque chaque semaine, prenant souvent la forme d'insultes hurlées depuis une voiture en marche. L'alcool prenait une place de plus en plus importante dans ma vie. L'avenir s'annonçait sombre. Un changement de ville s’imposait. 

[Fig. 04] <i>Legend</i>, 1988.

La grande question qui se posait alors était la suivante : allais-je déménager à Vancouver ou à Montréal ? J'avais quelques contacts à Vancouver mais certains amis proches avaient récemment déménagé à Montréal. Je connaissais aussi plusieurs artistes québécois.ses grâce à mon implication sur la scène artistique de Calgary. Luc Bourdon dit m'avoir connu à Emmedia, mais je ne m'en souviens pas. Je me souviens avoir rencontré Daniel Dion et Gisèle Trudel dans une rue sombre et par un froid hivernal à Banff.

Ma vidéo Legend (1988) fut présentée au Festival du Nouveau Cinéma avant d’être prise en charge, avec d'autres titres, par Vidéographe distribution. Jean Gagnon a remarqué mon travail et m'a invité à faire partie d'un jury du Conseil des arts du Canada, où j’ai rencontré Jean Décarie et Lorraine Dufour. Lors de mes voyages à Ottawa pour les jurys, j'ai visité Montréal. À la table d'une salle à manger, j'ai rencontré Sylvie Tourangeau, Charles Guilbert et Serge Murphy, des gens avec qui je suis toujours en contact aujourd'hui. 

[ Fig. 05 ] Nelson Henricks enregistrant des sons de trains pour <i>Murderer's Song</i>, 1991.

En fin de compte, la décision de déménager ou non à Montréal se résumait à ceci : voulais-je apprendre le français ? Dans mes performances, je m’intéressais déjà à la langue et à la traduction. Apprendre le français me permettrait d'approfondir cette question. Calgary était une ville nouvelle, qu’on aurait dit sortie d’un chapeau. Montréal, quant à elle, avait le poids des siècles, un côté rugueux mais confortable qui me rappelait New York. Elle était également bon marché, si bon marché en fait que j'avais prévu y déménager et vivre uniquement de l'assurance-emploi. Hélas, des esprits sages ont prévalu et m'ont convaincu d’aller à l'université. Après avoir réalisé des vidéos plus ambitieuses comme Murderer's Song (1991) et Conspiracy of Lies (1991), j’ai trouvé que je manquais d'éducation formelle dans la production d'images en mouvement. J'ai donc fait une demande d'admission à Concordia. Je n'ai pas été immédiatement accepté en Production cinématographique mais plutôt en Études cinématographiques. 

[ Fig. 06 ] <i>Conspiracy of Lies</i>, 1992.

Ces cinq premiers mois à Montréal, d'août à décembre 1991, sont ceux qui m'ont le plus rapproché d'une crise d'identité. Je me souviens avoir cru que je n'étais plus un artiste et que j'en avais fini avec la création artistique. Je me sentais vieux et en décalage avec ma cohorte et je me suis mis à fréquenter des étudiant.es étranger.es originaires du Chili, du Liban et de l'Iran. Si le loyer était bas, mes ressources financières l'étaient encore plus et, en décembre, j'avais désespérément besoin d'un colocataire. Par chance, Nik Forrest, une autre réfugiée en provenance de la scène artistique des Prairies, et arrivée depuis peu, a emménagé avec moi en janvier 1992. Nous avons sympathisé et baptisé notre appartement The Tinsel Bordello. Nik et sa petite amie de l'époque, Annie Martin, étaient inscrites au programme de maîtrise en arts visuels de Concordia. Grâce à iels, j'ai rencontré un groupe de pairs du même âge et ayant les mêmes intérêts que moi. Pendant la semaine de lecture de février 1992, j'ai commencé à fréquenter Pierre Beaudoin. Les choses se mettaient en place. 

[ Fig. 07 ] Nelson Henricks - Planche contact 2 (<i>Emission</i> & <i>Shimmer</i>)
[ Fig. 08 ] <i>Emission</i>, 1994.

A ma deuxième année à Concordia, j’ai été admis en Production cinématographique. Je tournais désormais en 16 mm, ce qui donnait à mes premières productions montréalaises un attrait esthétique distinct. Le film bilingue Comédie (1994) était un projet scolaire. La vidéo Emission (1994) transposait à l'écran une série de performances présentées à Calgary sur le langage et les animaux. Mon film de fin d'études, Shimmer (1995), a cependant constitué une percée. Il consolidait tous les acquis de Calgary avec tout ce que j'avais appris et ressenti à Montréal. Ces avancées se sont cristallisées avec Crush (1997), un addendum/remake d'Emission réalisé avec des Bolex empruntées à Robert Morin. 

[ Fig. 09 ] <i>Crush</i> (capture vidéo), 1981.

J'ai décroché mon premier poste d'enseignant à Concordia quelques mois après avoir obtenu mon diplôme, en 1995. Luc Bourdon et Catherine Tweedy mettaient alors sur pied un programme en vidéo pour le département des arts plastiques et avaient besoin d'aide. Luc avait confiance en moi en tant que chercheur; il était persuadé que je pouvais offrir le tout nouveau cours « Histoire et théorie de la vidéo ». Au cours des premières années, j'ai enseigné avec Jean Gagnon, qui était encore conservateur de la vidéo au Musée des beaux-arts du Canada, et John Zeppetelli, qui revenait d'un séjour en Europe et en Amérique. C'est encore Luc qui m'a fait entrer dans le giron du Festival du nouveau cinéma, après son départ de Concordia. En 1997, Luc m'a emmené à Londres pour organiser une programmation de vidéos britanniques. Ce voyage fut formateur. On voyait clairement la démarcation entre une génération plus âgée qui travaillait dans le cinéma expérimental et l'art vidéo - coincée dans le circuit des festivals - puis une génération d'artistes plus jeunes qui la supplantait, exposant dans des musées et des galeries où ils avaient plus de prestige et de visibilité. C'est à ce moment-là que j’ai voulu être un artiste de galerie. 

[ Fig. 10 ] Murderer’s Song, 1991.

De 1995 à 2000, j'ai surtout présenté mes vidéos dans des festivals, mais je sentais que ce n'était pas le bon contexte. Les programmes de courts métrages étaient parfois un vrai méli-mélo, et certains programmateurs ne comprenaient pas les œuvres issues du monde de l'art. Le peu de temps de projection était aussi un problème. Mes vidéos étaient souvent le fruit de plusieurs années de travail. Avoir une vidéo de 12 minutes n’être présentée qu'une seule fois dans un festival montréalais et devant vingt personnes, c’est un coup d’épée dans l’eau. Dans une galerie, en revanche, une vidéo peut être projetée en boucle pendant des mois et rejoindre, théoriquement, un large public. Je me suis également senti incompris par mes pairs dans le monde des festivals, où l'on s'attendait à ce que l'on abandonne cette absurdité qu'est l'art vidéo et que l'on finisse par réaliser des longs métrages. Mais personne ne m'a jamais demandé si je voulais écrire un livre, enregistrer un album ou réaliser une installation multi-écrans, autant d'options qui me semblaient plus éloquentes et réalistes.

[ Fig. 11 ] <i>Happy Hour</i>, 2002.

J'ai commencé à explorer la projection multi-écrans, d'abord avec Handy Man (1999), puis avec des performances telles que Fuzzy Face (2001) et Happy Hour (2002), pour lesquelles j’ai aussi mis au mur des « ready-mades affectifs » (objets chargés d’émotions) en un contrepoint esthétique aux projections vidéo. Ces œuvres intégraient également l'architecture comme élément de l’installation. La juxtaposition d’images et la spatialisation du montage sont au cœur de l'élaboration des installations à double écran Satellite (2004) et Map of the City (2006). Les installations multimédias The Sirens (2008) et 2287 Hz (2011) intégraient des écrans, des haut-parleurs, des amplis de guitare, des oscilloscopes et des ampoules électriques, tous traités comme des objets sculpturaux. Dans les années 2010, la plupart de mes travaux ont été motivés par la fascination grandissante que j'éprouvais pour la visualisation du son et de la musique ainsi que pour la synesthésie. 

[ Fig. 12 ] <i>The Sirens</i>, 2008.
[ Fig. 13 ] <i>2287Hz</i>, 2011.

Alors, pourquoi est-il difficile d'écrire sur mon travail? Pour être honnête, je n'en ai aucune idée, mais je pense que les autres auteurs (du catalogue) ont fait un travail admirable pour me prouver le contraire. L'une des raisons pour lesquelles il est difficile d'évaluer ma pratique est peut-être l'abandon précoce d'un style singulier et « cohérent », chaque projet étant guidé par un ensemble distinct d'impulsions et d'objectifs. Je me souviens de la réaction étonnée d’une conservatrice face à mon installation/ performance de longue durée Fuzzy Face: « Je croyais que vous étiez le type qui faisait ces vidéos romantiques » (elle faisait probablement référence à Shimmer). Quoi qu'il en soit, le fait que pour moi le « style » soit un dispositif temporaire plutôt qu’un cadre fixe, a fait en sorte que ma pratique ait pu sembler manquer d'intégrité, ou pire, de cohérence.

[ Fig. 14 ] <i>Map of the City</i>, 2006.

Mais je n'ai jamais recherché la cohérence! Quoi de plus queer que ça? Pour moi, la mutabilité (du style) était un moyen de maintenir ouverte et opérationnelle la dimension expérimentale de ma pratique. De plus, en regardant attentivement plusieurs de mes œuvres, on remarque que les méthodes, les thèmes et les motifs se répètent, même si ce n'est pas toujours de façon linéaire. Les outils et les idées sont ramassées et jetées, et réapparaissent des années plus tard sous une forme entièrement nouvelle. Les vidéos, les installations, les photos, les peintures, etc. constituent une sorte de réseau - il faut en voir un certain nombre avant que les liens n'apparaissent - et cela peut sembler décourageant, voire impossible pour quelqu'un qui dispose de peu de temps et de ressources.

Et à la personne qui n'est pas d'accord avec ce qui précède, je dirais que je suis d'accord. Ce qui introduit la deuxième caractéristique exaspérante de ma pratique : sa propension à énoncer une hypothèse, puis à passer beaucoup de temps à chercher pourquoi le contraire peut être vrai. Sur ces sables mouvants, je construirai mon monument. Lorsque l'on entre dans mon univers, on ne se retrouve pas en terrain stable, car tout est provisoire. Ma pratique artistique propose autre chose qu'un compromis entre une chose et une autre, soit une nouvelle dimension charnière. En ce sens, elle constitue au moins un défi à la pensée binaire. 

[ Fig. 15 ] Nelson Henricks, Portrait with Skeleton, 1986.

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[Fig. 01] Legend, 1988.
Dominique Sirois-Rouleau