« Je vais vous raconter une histoire de fantômes » : la vidéographie de Nelson Henricks
S'il fallait définir en quelques mots la vidéographie de Nelson Henricks, ce sont les notions de communication, d'identité et d'invisibilité qui s'imposeraient d'emblée. Un tel entrecroisement signifie ceci : l'identité chez Henricks ne s'établit que par une sorte de détour qui passe par le non-perçu, l'imperceptible, l'anonyme, le fantomatique... Pensons aux images spectrales de Murderer's Song (1991) où une silhouette humaine apparaît et disparaît sur le fond de vibrations lumineuses; pensons également aux images de lumière blanche et de lumière noire qui ponctuent Emission (1994) et Shimmer (1995); pensons à la première séquence de Emission où une caméra tourne autour d'un homme communiquant avec des fantômes qu'il cherche à incarner; pensons enfin aux premières images de Shimmer qui montrent Henricks appuyant son oreille contre un verre qu'il pose sur le mur de façon à entendre des voix d'outre-tombe. Une invisibilité est certes constamment à l'œuvre. Mais de quelle invisibilité parlons-nous? Pour qui existe-t-elle? Comment? En bref : qu'est-ce que l'invisible selon Henricks?
L'énigme
Commençons par les deux vidéogrammes Murderer's Song (1991) et Conspiracy of Lies (1992), qui débutent chacun par une énigme que le récit aura pour tâche, semble-t-il, de résoudre : dans les deux cas, l'énigme porte sur un individu dont l'identité est d'emblée posée comme opaque. Murderer's Song porte sur le constat officiel, judiciaire et journalistique, du meurtre d'un policier par un jeune garçon de Calgary. La voix-off du narrateur (Henricks lui-même) insiste sur la nécessité de reconstituer les faits de façon à pouvoir arriver à la vérité du personnage. Pendant les vingt-sept minutes du vidéogramme, les faits seront donc minutieusement amenés et mis en images par un théâtre d'ombres et de marionnettes. Avec Conspiracy of Lies, le récit s'entame plutôt par la découverte d'une boîte contenant des documents personnels anonymes. Les voix-off de différents narrateurs (féminins et masculins) seront alors mises en scène pour révéler le contenu des documents et pour tenter de conférer l'identité de leur auteur.
L'énigme renvoie ici à une invisibilité que la vidéo, dans la lignée du roman policier, a pour tâche d'élucider par une mise en visibilité graduelle des faits. Mais force sera de constater que ce désir de faire voir l'invisible, si caractéristique du Siècle des Lumières, arrive quelque peu à une impasse. Prenons Murderer's Song : la reconstitution laborieuse du meurtre ne fait que confirmer sa version officielle. Une des séquences-clés à cet égard est sans conteste celle où la caméra creuse et s'insère de plus en plus dans le tréfonds d'un couloir tapissé de journaux : cette creusée est opérée par une caméra oscillante, nerveuse, pénétrant l'univers mass-médiatique de l'information sans toutefois aboutir à quoi que ce soit. Cela dit, il demeure tout de même difficile de conclure à la futilité d'une telle démarche. Car pourquoi toute cette mise en œuvre du désir de connaître, pourquoi cette narration exhaustive si ce n'est pour proposer une autre forme de savoir. Savoir, ici, ce n'est pas tant résoudre l'énigme que de faire de l'histoire d'un autre une énigme, c'est montrer que quelqu'un (le narrateur, Henricks) est suffisamment concerné pour prêter sa voix à cette histoire de façon à conférer au jeune homme une subjectivité autrement dépersonnalisée par les rubriques policières.
Il en va de même avec Conspiracy of Lies où on ne «découvre» presque rien sur l'identité de l'auteur des documents trouvés. Mais à nouveau, on aurait tort de conclure à un échec narratif, puisque le récit met en œuvre l'événement d'une rencontre, le spectateur étant amené à s'identifier à cette vie qui ne cesse de ressembler à la sienne, traversée qu'elle est d'une panoplie d'émotions quotidiennes (amour, angoisse, espoir), de résolutions, de déceptions, de dépressions. Par ailleurs, et ceci n'est pas sans conséquence pour une compréhension plus poussée de cette esthétique de l'invisible si chère à Henricks, nous apprenons que l'auteur anonyme est homosexuel : le presque-rien de la découverte n'est peut-être pas aussi anodin qu'on pouvait le supposer.
La desserte et l'intégration d'une disparition
Un des vidéogrammes les plus percutants de l'histoire de la vidéo pour ce qui a trait à la question de l'invisible est certainement La desserte blanche (1980) de Thierry Kuntzel, une œuvre qui représente un corps prenant forme par la tension d'une matérialisation-dématérialisation de l'image qui tout à la fois fait disparaître le corps et le maintient à même un écran blanc (comme une persistance rétinienne ou une image mnémonique imperceptible). Une telle tension confère au corps une potentialité qui se développe par l'échec réitéré du corps à stabiliser le visible : ces échecs sont paradoxalement ce qui permet les actualisations futures du corps. Car si le corps féminin, en tant que corps dématérialisé de la métaphysique, est désigné ici comme ne pouvant accéder à la plénitude du visible de la représentation1‚ il est aussi ce qui ne cesse de s'affirmer dans l'image, puisque la disparition du corps est toujours, et j'emprunte la qualification proposée par Laurence Louppe, elle est toujours «réversible». Un corps s'affirme, s'étend, change, gagne en mouvement. Une invisibilité est à l'œuvre, mais pour le futur de ce corps.
Dans un ouvrage récent intitulé Unmarked : The Politics of Performance (1993), Peggy Phelan va jusqu'à proposer une éthique du visible qui se développerait suivant l'insertion pure et simple de l'invisible dans la représentation. En fait, pour Phelan, la représentation ne devient subversive que lorsqu'elle trouble le fonctionnement du visible par une «intégration de la disparition»2. Pourquoi? Parce qu'il importe selon elle de révéler que quelque chose est toujours perdu ou exclu au moment de la constitution d'une représentation. Phelan conclut ceci : ce quelque chose de perdu qui hante, tel un fantôme, les confins du visible représentationnel3 doit rester irrémédiablement perdu, ne peut et ne doit pas être vu ou nommé, car il est (et c'est pourquoi il a été exclu) ce qui menace le sujet d'«autoabsorption» et d'«autoannihilation»4.
L'efficacité d'une telle théorie réside dans le fait qu'elle rompt avec la notion de représentation en tant que vérité du visible; elle pense le visible en termes de contingence et d'invisibilité. Mais elle fait aussi problème puisque l'effet d'exclusion reste intact. Qu'est-ce à dire? Ceci : en concluant sur la nécessité de maintenir l'exclu dans le champ de l'invisible, Phelan appuie indirectement le fonctionnement de la loi hétérosexuelle qui divise les êtres en sujets/non-sujets, par rapport à laquelle la subjectivité des uns s'articule par le rejet des autres — de la femme hétérosexuelle, de la lesbienne, du gay. Ma question est donc : est-il possible de produire une représentation qui intègre l'invisible sans réinstaurer l'impossibilité pure et simple, pour une certaine catégorie d'êtres, de s'actualiser? Ainsi en est-il de La desserte blanche de Kuntzel : en produisant un corps féminin selon une stratégie de réversibilité de la disparition, la représentation résiste à la simple ré-abjection de l'autre.
Comment apprendre à vivre comme un coyote
Qu'en est-il alors de Murderer's Song et de Conspiracy of Lies? Ceci : l'invisibilité du premier ne peut plus être tout à fait assimilée à la deuxième. La dimension énigmatique de Murderer's Song, sa part d'invisibilité, a été injectée par le narrateur qui cherche à produire une identité différente de celle proposée par la représentation officielle. Conspiracy of Lies procède de façon inverse, produisant une inversion qui m'apparaît comme cruciale lorsqu'on la confronte à la notion d'invisibilité développée par Peggy Phelan, dans la mesure où le vidéogramme vise à conférer une visibilité à un personnage secret, peu à peu révélé dans son homosexualité. Il faut être attentif à ce qui se dévoile ici : le «queer», en tant qu'il est une catégorie que la représentation doit exclure au sein d'une société où la norme dominante est celle de l'hétérosexualité. Une telle confluence (homosexualité, invisibilité) sexualise le secret de l'énigme, elle politise l'invisible, elle évite la simple re-consolidation de l'invisibilité qu'elle intègre. Mais soyons également attentifs au fait que Conspiracy of Lies est loin de réaliser une pure et simple mise en visibilité du «queer», celle-ci étant fortement problématisée au moment de la dernière séquence où la voix-off de la narratrice explique comment l'existence est indissociable du mensonge :
«Toute ma vie, je n'ai jamais dit les bonnes choses. Il n'y a jamais eu de poésie d'éloquence dans mes paroles, jamais de clarté dans ma voix parce qu'il n'y a jamais eu aucune clarté dans mes pensées. [...] Toujours une hésitation, toujours une inquiétude. [...] Il n'y a pas de vérité. Rien de si absolu pour être une ultime vérité. Seulement des demi-vérités ou des mensonges avec lesquels nous conspirons pour continuer nos existences. Une conspiration du mensonge.»
À la fin de Conspiracy of Lies, le spectateur est ainsi jeté dans le doute de la véracité du récit. L'auteur des documents est-il intègre? S'est-il menti à lui-même en écrivant ses textes? La boîte anonyme est-elle un canular, une mise en scène du vidéaste ou encore de l'auteur lui-même? Dans une vidéo plus récente intitulée Emission (1994), une des dernières séquences met en œuvre des images d'arbres et de feuilles captés en un gros-plan qui problématise l'intelligibilité de l'image. Cette opacité est appuyée par le récit d'Henricks qui raconte l'histoire (qui lui a été racontée par sa mère) de coyotes qui feignent d'être des chiens et utilisent ce subterfuge pour entraîner de vrais chiens au loin et les dévorer en toute quiétude. Conspiracy, Emission...: nous ne sommes jamais sûrs de l'authenticité d'un être, le visible n'est jamais garant de la vérité. Ni l'invisible d'ailleurs. Cet échec est crucial puisqu'il est le lieu d'un sujet différent qui s'affirme au sein d'un pas-tout-à-fait-ce-que-le-visible-donne-à-voir.
L'évidence d'être «queer»?
Dans un essai intitulé «Film and the Visible»5‚ Teresa de Lauretis soutient que l'insertion d'«images positives» de lesbiennes et de gais au cinéma ne modifient pas les conditions du visible (c'est-à-dire «de ce qui peut être vu»). De façon à pouvoir produire un nouveau sujet social, il convient, insiste-t-elle, de «représenter le problème de la représentation» de la subjectivité et du désir homosexuels. Parallèlement, Joan Scott relève dans «The Evidence of Experience»6‚ comment il est problématique de produire des représentations simplement dans le but de mettre en évidence une expérience différente; l'évidence de l'expérience devient alors l'évidence pour le fait de la différence, plutôt qu'une façon d'examiner les modalités de constitution de la différence.7 Le danger, soutient-elle, est de présenter l'homosexualité comme «un désir réprimé (une expérience déniée), fait pour apparaître comme invisible, anormal et réduit au silence par une «société» qui légifère l'hétérosexualité comme la seule pratique normale.»8
La mise en visibilité du «queer», le fait de «sortir du placard», est une pratique plus complexe qu'il n'y paraît, qui risque à tout coup de réaffirmer le «queerness» (c'est-à-dire l'étrangeté) du «queer». Dans Epistemology of the Closet (1990), Eve Kosofsky Sedgwick a clairement démontré que l'homosexualité n'est pas, en effet, un «secret» culturel parmi tant d'autres : elle est plutôt (davantage que la judéité) le secret du 20e siècle.9 Comme le relatent les travaux de Foucault, si le secret et le savoir deviennent des catégories interdépendantes au cours du 19e siècle (le savoir correspondant depuis à une forme de confession révélatrice du secret), le secret à confesser (mais jamais totalement confessé de façon à assurer la continuité du savoir), est d'abord et avant tout sexuel, se consolidant progressivement comme homosexuel. En cela, comme le maintient Sedgwick, le placard (le secret, le non-reconnu, l'invisible) est une présence formatrice («a shaping presence») de l'identification homosexuelle.10
C'est pourquoi la vidéographie de Nelson Henricks met en œuvre tout à la fois l'impossibilité de rendre pleinement visible et le désir de rendre visible ce qui est invisible. Retenons alors ceci : le visible, en tant que ce qui peut être vu, ce qui est actuellement perceptible par la vue, doit en quelque sorte échouer, faillir pour présenter non seulement un sujet «différent», mais un sujet qui, bien qu'il apparaisse comme actualisé dans l'image, échoue à être stabilisé par cette actualisation.
Le sans-nom
Cette éthique n'est vraiment saisissable que si l'on fait interagir la question de l'invisible avec les deux autres dominantes qui tissent la vidéographie henrickienne : la communication et la quête identitaire. Cette interaction trouve sa pleine expression dans les vidéogrammes Legend, Emission et Shimmer, les trois vidéogrammes les plus propres à l'autoportrait tel qu'a pu le définir Raymond Bellour dans sa théorisation de l'esthétique vidéographique :
[...] l'autoportrait apparaît comme une totalité sans fin, où rien ne peut être donné d'avance, puisque son auteur nous annonce : «Je ne vous raconterai pas ce que j'ai fait, mais je vais vous dire qui je suis». L'autoportraitiste part d'une question qui témoigne d'une absence à soi, à laquelle n'importe quoi peut finir par répondre; il passe ainsi sans transition d'un vide à un excès, et ne sait clairement ni où il va ni ce qu'il fait, là où l'autobiographe est contenu par une plénitude limitée qui le rive au programme de sa propre vie.11
Notons dans un premier temps que chez Henricks, l'errance est concomitante d'une communication qui fait défaut, dans la mesure où elle est à voir comme une incapacité d'établir un échange réel entre un émetteur et un récepteur. Ainsi en va-t-il de ce que l'on pourrait désigner comme le premier autoportrait du vidéaste, Legend (1988), qui débute par des images en noir et blanc de la ville de Calgary (le lieu d'enfance d'Henricks), images déréglées, faibles en définition, embrouillées par des interférences électroniques, transmettant du «bruit» (plutôt que du son) radiophonique. Le récit qui va suivre indique qu'il ne s'agit pas là d'une simple affaire de déficience technique; les images sont plutôt une manifestation de la difficulté de rejoindre le récepteur. Ce récit porte en effet sur la multitude des frontières qui structurent nos existences, celles qui fondent la communication (avec sa polarité émetteur-récepteur), mais aussi le territoire (les Prairies), la nation (le Canada), la famille, le rapport amoureux. D'où ses images récurrentes de cartes et de photographies de famille qui s'empilent et se juxtaposent de façon à narrer le processus d'encadrement, de délimitation, de mise à distance et de possession de l'autre.
Retenons-ceci : il n'y a pas d'exclu sans frontières, tout comme il n'y a pas de soi et d'absence à soi, de culture dominante et de culture dominée. Ce destin ne sera jamais aussi manifeste que dans la séquence où un homme est mis en scène en train de détruire un mur, la frontière la plus quotidienne et conséquemment la plus sournoise qui soit. Ces images se développent sur l'air d'une chanson performée par Henricks qui dénonce un imaginaire national colonisé par la culture américaine : «Je ne suis pas un Américain. Ceci n'est pas mon rêve que je rêve. Ceci est le rêve de quelqu'un d'autre et je ne peux pas me réveiller. Ce ne sont pas les choses dont je veux rêver [...]. Je suis perdu en Amérique». En fait, le produit de la frontière (que celle-ci soit architecturale, nationale ou sexuelle), c'est toujours quelque chose comme du «sans-nom». Henricks, en voix-off :
«[...] certaines personnes ne peuvent s'offrir le luxe d'un nom, certaines personnes sont exclues de l'album photo familial, elles ne sont jamais mentionnées à table; elles sont entrées dans le domaine du sans-nom. [...] Elles n'ont pas de nom, je n'ai pas de nom [...], je n'ai pas de place pour être. Ce soir-là, j'ai pris une marche, je n'ai jamais arrêté de marcher. Cherchant avec agitation mais ne cherchant pas, tentant de te trouver, tentant de trouver une place pour être, parce que je n'ai pas de nom, parce que nous n'avons pas de nom.»
Ce passage est crucial dans la vidéographie d'Henricks, car il transforme le sans-nom en une stratégie de déplacement, de marche incessante, laquelle ne cessera de traverser l'œuvre du vidéaste. C'est pourquoi nous verrons bientôt Henricks lui-même, valise en main, marchant le long d'une voie ferrée, traversant les Prairies. Le sans-nom, c'est cela : un nomade. Dans Shimmer (1994), Henricks ne dira-t-il pas : «j'admets avec tristesse que je pense seulement en mouvement. Continuer à bouger : c'est la seule façon que nous en finirons.» Les Prairies sont ainsi le lieu d'origine d'une identité en quête et si elles en sont le lieu d'origine c'est parce que l'origine a fait défaut, c'est parce qu'elle a produit une non-reconnaissance plutôt qu'une reconnaissance, une absence à soi plutôt qu'un soi.
Le fantôme en corps, ou : pour qui l'invisible existe-t-il?
Ainsi Emission : le vidéogramme débute par une séquence où un homme est capté par une caméra tournoyante qui l'encercle progressivement; une voix-off (qui n'est pas celle d'Henricks) procède alors à cette courte narration: «Il y avait un homme qui pouvait percevoir les fantômes. Il ne pouvait pas les voir mais il pouvait les entendre lorsqu'ils traversaient son corps [...]. Il disait : laisse-moi être tes yeux, laisse-moi être tes oreilles; laisse-moi être ta langue, ton nez et tes mains.»
Ce vidéogramme corporéise l'émission (ce qui est transmis par les ondes,... la voix, la lumière); il insère le corps dans le processus communicationnel. Non seulement ouvre-t-il sur le désir d'incarner les fantômes, il met également en scène un mime qui communique par les gestes et les attitudes plutôt que par la parole. Le vidéogramme est par ailleurs le site d'une série d'émissions corporelles où l'acteur est appelé à projeter hors de soi non plus des ondes électromagnétiques, mais des liquides corporels (du sperme, du lait). Ainsi, lorsque de l’eau passe de la bouche d’une femme à la bouche d’Henricks pour être transformée en lait, le liquide est reçu de façon décalée dans le temps, comme pour laisser place à l’altération du message, à l’altération de la différence sexuelle : non seulement le liquide est-il éjaculé par un corps de femme, il se féminise par sa métamorphose en lait au contact d’un corps masculin, une forme d’altération préfigurée par la séance de cross-dressing où un homme en robe se féminise tout en cherchant à subvertir la dichotomie du masculin et du féminin («Laisse-moi être le personnage féminin parce que ça toujours été moi qui voulait prendre la symétrie parfaite de cette image célèbre et la mettre en lambeaux»).
Corporéiser l'invisible (le fantôme, les ondes électromagnétiques, l'homosexuel), cela signifie alors développer une forme de communication qui met en œuvre et qui est œuvrée par le corps et la sexualité, cela signifie par ailleurs que la communication ainsi corporéisée devient ce qui permet d'entendre l'invisible fantomatique auquel les premières images font référence. L'invisible n'est donc pas qu'un site d'oppression, il est également ce qui peut engendrer une nouvelle subjectivité. Pour ce faire néanmoins (et la première séquence d'Emission est révélatrice à cet égard), pour que l'invisibilité soit créatrice de «nouveauté», elle doit être définie selon un autre point de vue. Car l'invisibilité des fantômes qu'Henricks cherche à incarner, n'est plus à proprement parler l'invisibilité «queer» ainsi désignée par l'hétérosexuel. Elle est celle de ce qui tient lieu de fantomatique pour un «queer». Une sorte d'invisibilité de l'invisibilité.
C'est pourquoi il est fascinant de noter qu'avec Shimmer, vidéogramme qui succède immédiatement à Emission et à son déplacement du point de vue de l'invisible, la vidéo n'ouvre plus sur la difficulté communicationnelle, mais sur le constat qu'un «contrat» lie le narrateur et le spectateur, comme si Henricks pouvait dorénavant présumer un spectateur à l'écoute, celui-ci ayant appris, de vidéogrammes en vidéogrammes, à reconnaître la voix du narrateur. Le vidéaste profite de ce contrat pour raconter non plus le rêve d'un autre, mais le sien, un rêve où s'infiltrent les voix fantomatiques de son enfance (de sa grand-mère et de son père). Dès les premières images, Henricks pose un verre contre un mur pour entendre ces voix invisibles et étrangères, des voix que nous n'entendons pas, qu'il va tenter de nous faire entrendre, via le processus narratif : «Je dois vous dire quelque chose, vous devez écouter; vous écoutez et je ne sais pas pourquoi. Mais je veux vous dire et vous voulez écouter. [...] Dans un rêve j'ai vu ceci : ma grand-mère [...]. Elle a dit : les voici, les membres de ta famille [...]».
Un peu plus loin, une lumière éblouit l'écran pour donner lieu à la narration d'une expérience de rappel à la mémoire, une réminiscence qui se développera au moment d'un déplacement de plus en plus rapide de la caméra au-dessus de la courte-pointe de sa grand-mère, objet qui provoque une mémoire parce qu'il n'est pas qu'un objet du passé, mais un objet qui fait partie intégrante du présent et parce qu'il est contigu au corps. Le fantomatique devient alors indissociable du corps d'Henricks :
«Des souvenirs profonds remontent à la surface et voyagent au travers de mon corps. Foudroyants, ils jaillissent de tes os, traversent ton système nerveux, remontent à toute vitesse ta colonne vertébrale, jusqu'au cerveau. [...] je vois cent ans dans un éclair. Mon amoureux m'embrasse. On se roule sur la courtepointe de ma grand-mère [...] le corps bascule. [...] Grand-mère, grand-mère, que puis-je me souvenir de toi? [...] Je me souviens de toi dans mes paroles et dans mes gestes.»
Dans ce passage, c'est toute la complexité de la relation du corps au savoir, à la mémoire et à l'identité qui s'énonce. Une mise en disponibilité neurobiologique permet à Henricks d'être traversé par l'invisible et de recevoir une mémoire qui lui soit propre. Cette incarnation de l'invisible (de la grand-mère) n'est pas sans déplacer l'absence à soi du sans-nom. L'invisible selon Henricks alors? Il se rapporte autant à une énigme jamais déchiffrable dans sa totalité, au sans-nom des Prairies, au «queer» exclu du champ de la visibilité, qu'au récepteur qui ne l'écoute pas et au fantomatique qui est en lui, mais que «nous» n'entendons pas. Avec Emission et Shimmer, l'invisibilité s'est déplacée, par le truchement d'une corporéisation de la communication. Elle s'est en quelque sorte retournée, comme un miroir, vers la spectatrice qui ne voyait pas que l'invisibilité de l'un n'est pas nécessairement l'invisibilité de l'autre.
- Sur la question de la déréalisation du corps féminin par l'image, voir Mary Ann Doane, «Veiling Over Desire: Close-Ups of the Woman», in Richard Feldstein et Judith Roof, eds. Feminism and Psychoanalysis. Ithaca: Cornell University Press, 1989, pp. 105 - 141.
- Peggy Phelan, Unmarked: The Politics of Performance, New York : Routledge, 1993.
- Ces fantômes de la représentation sont alternativement désignés par Peggy Phelan comme le «non-marqué», le «Réel» et la Mère symbolique abjectée au moment de l'avènement du sujet dans le langage.
- Ibid., p. 26.
- Teresa de Lauretis, «Film and the Visible», in Bad Object-Choices, ed., How Do I Look?: Queer Film and Video, Seattle, Bay Press, 1991, p. 224. Joan Wallach Scott, «The Evidence of Experience», Critical Inquiry,
- The Lesbian and Gay Studies Reader, New York, Routledge, 1993, pp. 397 - 415.
- Ibid., p. 399.
- Ibid., p. 400.
- Eve Kosofsky Sedwick, Epistemology of the Closet, University of California Press, 1990, p. 52.
- Ibid., p. . Pour les travaux de Michel Foucault, voir Histoire de la sexualité: la volonté de savoir, Paris, Éditions Gallimard, 1976.
- Raymond Bellour, «Autoportraits», in Bellour et Anne-Marie Duguet, éds., Vidéo, Communications (48), Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 342.