[ Fig. 01 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

Une décennie de création vidéographique

Alexis Lemieux

L’œuvre vidéographique de Marc Paradis, réalisée dans les années 1980, est l’une des œuvres les plus importantes de cette décennie sur le thème de l’homosexualité masculine au Québec et au Canada. Elle est marquée par un intérêt pour l’individu1 et pour la conscience individuelle détachée de tout monde politique, car Marc Paradis a mis un terme à son engagement politique2 pour se consacrer à la vidéo et pour relever le défi de son accessibilité3. Son œuvre est caractérisée par une grande liberté et une volonté d’indépendance. De plus, elle est influencée autant par les univers théâtral et littéraire que par les mondes des arts visuels et du cinéma. Aujourd’hui, son travail artistique n’est pas assez connu, en dehors des circuits de la vidéo et du cinéma. Il a souvent été limité à son propre cercle d’amateurs. D’autre part, les festivals de vidéo et de cinéma gais4 ont été négligés financièrement par les institutions gouvernementales, ce qui a nui à la diffusion de ses œuvres durant les années 1980 et au début des années 1990.

[ Fig. 02 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.

L’œuvre de Marc Paradis a résisté à cette période de précarité et de désinvestissement dans la culture. Elle est devenue pionnière dans le traitement du thème de l’homosexualité masculine. Mais qu’est-ce qui la constitue ? Quels sont les thèmes qui la guident ? Que révèlent les bandes images et les bandes sonores ? Le thème de l’homosexualité masculine fut entre autres exploré par les vidéastes et les cinéastes québécois Jean-Claude Lord (Délivrez-nous du mal, 1969), Mario Leparé, Alain Mongeau, Claude Robert (Rat Club, c. 1970), Michel Audy (Luc ou la part des choses, 1982, et Crever à 20 ans, 1984), Fernand Bélanger (Passiflora, 1985), et plusieurs vidéastes du Canada anglais tels que John Greyson et Colin Campbell5


Cet article dresse un tableau d’ensemble de l’œuvre vidéographique6 de Marc Paradis. Il s’agit principalement de courts métrages dont la durée varie entre sept et vingt-huit minutes, à l’exception d’un moyen métrage (Harems). Ce sont à la fois des œuvres expérimentales et documentaires. Il sera proposé ici : 1) de présenter succinctement les œuvres de l’artiste ; 2) de procéder à une analyse formelle en mentionnant les principales caractéristiques esthétiques, et en réfléchissant sur les thématiques de l’œuvre ; 3) de proposer une réflexion sur la période florissante du vidéaste, en abordant brièvement le contexte de diffusion de sa production audiovisuelle.

[ Fig. 03 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Les œuvres

 

Le voyage de l’ogre7(1981) et La cage (1983) construisent un rapport particulier avec le thème de l’homosexualité masculine. Pour la première, il s’agit du regard d’un meurtrier, John Wayne Gacy, à travers celui d’un jeune metteur en scène et vidéaste, Marc Paradis. Ce dernier convie de jeunes hommes8 à témoigner et à se confi(n)er devant la caméra. Dans La cage, les fantasmes d’un personnage d’écrivain l’empêchent d’écrire. Se déroule une histoire érotique entre deux jeunes hommes qui se poursuit et se termine avec une scène d’orgie inattendue.

Scheme vidéo (1984) et Say Cheese for a Trans-Canadian Look (1985), coréalisées avec Luc Bourdon, sont liées par un sujet similaire : la création vidéo. Scheme vidéo porte sur le Festival du nouveau cinéma et sur le Cinéma Parallèle, à Montréal. Say Cheese met en lumière la perception des trois protagonistes (Luc Bourdon, Marc Paradis, Simon B. Robert) qui effectuent un voyage à travers le Canada, en ayant pour but de faire une sélection d’œuvres vidéographiques canadiennes pour la programmation future du 13e Festival international du nouveau cinéma et de la vidéo de Montréal.

Les vidéos de Paradis qui captent et enregistrent des performances artistiques sont conçues de manière à développer un rythme et un langage en lien avec les éléments filmés, inertes ou animés. Elles présentent des scènes de danse (La stupéfiante Alex9, 1984), de danse-théâtre expérimentale (L’instruction10, 1984), d’actions artistiques (Performance « Album » de Denis Lessard, 1986, et Performances de Yves Lalonde, 1987) où la danse joue, de fait, un rôle dans le mouvement des corps des acteurs. Et elles saisissent les moments marquants et saisissants de ces œuvres d’art vivant.

[ Fig. 04 ] <i>Performance « Album » de Denis Lessard</i> (capture vidéo), 1986.
[ Fig. 05 ] <i>Performance de Yves Lalonde</i> (capture vidéo), 1987.

Le triptyque formé par L’incident « Jones » (1986), Délivre-nous du mal (1987) et Lettre à un amant (1988) aborde la nature complexe des relations humaines. Dans L’incident « Jones », les personnages sont en quête d’une relation amoureuse impossible après une rencontre impromptue qui lie Stephen (Jones), Benjamin (Baltimore) et Simon B. (Robert). La brève vidéo se déroule sur une berge d’un lac des Laurentides et se prolonge de manière elliptique dans un aéroport, suite au départ de Simon. Au cœur de Délivre-nous du mal, les scènes explicites de caresses sont liées à une ambiguïté avec le thème de l’amour qui suscite des questionnements de nature sexuelle. Le monologue d’un jeune homme exprime les difficultés et la douleur associées à ses ruptures amoureuses. Dans Lettre à un amant, dernière vidéo du triptyque, un texte est déclamé par l’un des deux amants. Il annonce la fin de leur union. Toutefois, la lettre ne sera jamais transmise au destinataire.

[ Fig. 06 ] <i>Portrait de John Mingolla</i> (capture vidéo), 1985.

Portrait de John Mingolla (1985) porte sur les arts visuels en s’intéressant à l’œuvre et à la figure de l’artiste John Mingolla. On découvre « l’impressionnisme sauvage11 » de ses œuvres par le biais de panoramiques, de zooms, et à travers une bande sonore très riche. Réminiscences carnivores (1989) porte sur les souvenirs incestueux d’un narrateur qui appréhende une rencontre avec son frère. Le commencement de la vidéo montre un jeune homme dans l’attente de cette rencontre imaginée. Harems (1991) est la seule vidéo du début des années 1990. Seconde œuvre, après Réminiscences carnivores, à être tournée à l’étranger (en partie dans la Jamaïque12), elle est indéniablement onirique, voire mythique, avec le rôle du gogo-boy interprété par Simon B. Robert.

[ Fig. 07 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Le vidéaste Marc Paradis apparaît de façon furtive dans quelques vidéos qu’il a réalisées : Le voyage de l’ogre, L’incident « Jones » et Harems… Il figure dans la vidéo du polonais Jozef Robakowski intitulée Effleurements (1989) qui ressemble à une œuvre-hommage célébrant l’esthétique de ses créations vidéographiques. Dans Say Cheese for a Trans-Canadian Look (1985), il est vu aux côtés de ses amis Luc Bourdon et Simon B. Robert. Au cours de la même année, et en 1986, il se fait voir par la caméra de Gérard Courant dans deux courtes bandes : l’une est un portrait de lui-même (Marc Paradis, 1985) et l’autre est un portrait de groupe (Nous irons tous avec Paradis, 1986). À la fin des années 1990, Luc Bourdon réalise Question de bande (1998) qui dresse un portrait de onze vidéastes. Parmi eux, on compte Marc Paradis qui revient sur son vidéogramme Le voyage de l’ogre. Ce sera l’une de ses dernières apparitions devant la caméra13.

[ Fig. 08 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.

Esthétique

 

Les vidéos de Marc Paradis sont liées par des thématiques communes que nous aborderons ci-après. Elles partagent aussi des caractéristiques esthétiques fortes. Les incrustations de couleurs sont présentes dans plusieurs œuvres dont La cage et Lettre à un amant. Certains plans atteignent un niveau élevé d’abstraction, car les incrustations ont pour effet de saturer la surface des plans. Le procédé de superpositions d’images est utilisé dans les vidéos Délivre-nous du mal, Lettre à un amant et Réminiscences carnivores, pour ne mentionner que celles-là. Les nombreux fondus enchaînés de Réminiscences carnivores ponctuent le rythme des séquences et engendrent les images fantasmées d’un passé personnel et intime entre deux frères. L’un d’eux, le narrateur, fait l’aveu d’un amour fraternel. Les fondus enchaînés sont, en effet, omniprésents à l’intérieur des deux dernières créations audiovisuelles du vidéaste. En outre, celles-ci sont composées de nombreuses ellipses qui ponctuent leur trame narrative.

Dans La cage, les jeunes hommes sont filmés individuellement : « Les personnages de "l’orgie” sont aussi isolés que les plans-portraits fragmentés qui nous les montrent14. » La métaphore de la cage dans laquelle chacun est prisonnier de ses désirs est révélatrice de cette fragmentation. De plus, la vidéo semble effectivement liée à

« une impulsion narrative vers la jouissance physique et structurelle. Cette impulsion a des composantes contrapuntiques du son et de l'image que l'on rencontre parfois en unisson. Elle est fragmentée, interrompue, et errante, et son dénouement demeure ouvert et ambigu, à la manière peut-être d’Antonioni15. »

Dans Lettre à un amant, l’intensité sexuelle des plans est saisissable dans le traitement formel : corps nus qui se caressent, scènes de fellation et multiples orgasmes masculins. À travers la deuxième moitié du Voyage de l’ogre, une caméra envahissante, voire scrutatrice, métaphorisant l’œil de l’ogre, révèle les scènes d’onanisme. 

[ Fig. 09 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

L’emploi de la musique (vocale ou expérimentale16), par exemple les compositions de Richard Angers dans Lettre à un amant et Délivre-nous du mal, est récurrent. On dénote une tension relationnelle à travers la narration chantée par Yves Dionne, et scénarisée par Marc Paradis dans L’incident « Jones ». Cette narration est marquée par son « purisme17 ». La composition au piano dans Le voyage de l’ogre est un leitmotiv qui suggère le désir et le fantasme de la rencontre. Sur le plan vocal, les voix off utilisées pour la narration et les dialogues sont fréquentes. Délivre-nous du mal laisse entendre la voix off du comédien Simon B. Robert, combinée aux images qui présentent des jeunes hommes nus, figés telles des statues dans une exposition de beaux-arts. La sexualité est banalisée : de nombreuses scènes de masturbation et d’éjaculation composées de plans superposés s’enchaînent. L’apparition de Simon B. Robert, vers le quart final de la vidéo, cautionne cette banalisation de l’orgasme : « Une belle ligne de coke, c’est meilleur ! Ou un paquet de cigarettes… ». Les chuchotements de Réminiscences carnivores s’entremêlent au mixage sonore de Richard Angers, au choix musical de Josette Bélanger et au travail sonore de Clemencia Aguirre. Lettre à un amant évoque la rupture amoureuse marquée par la tonalité de la voix du lecteur18 qui est aussi celle du narrateur.

[ Fig. 10 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.
[ Fig. 11 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.

Ces diverses techniques (incrustations, superpositions, fondus enchaînés…) engendrent un univers onirique. Le point paroxystique du rêve culmine dans la dernière vidéo de Marc Paradis : Harems. Le film est envoûtant et les plans nous transportent dans un univers paradisiaque qui contraste avec l’univers nocturne d’un club de danse. Ces dichotomies « jour/nuit » et « ville/campagne » qu’on remarque dans Harems font penser à celles (jour/nuit, banlieue/ville) qu’on retrouve dans le scénario de sa deuxième19 bande vidéo Le voyage de l’ogre. Dans cette dernière bande : « Le rapport à la ville, à la métropole urbaine, est d’une extrême importance, car la ville est conçue tel un personnage complémentaire : elle imprime les actes des différents personnages et de plus, elle est le lieu du piège20. » D’ailleurs, Say Cheese for a Trans-Canadian Look, une œuvre d’autoreprésentation, donne un certain point de vue sur différentes villes canadiennes, dont Montréal.

[ Fig. 12 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.
[ Fig. 13 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.

La relation à l’eau21, au fluide, est aussi un élément présent dans son œuvre vidéographique. L’eau devient une matière liquide qui peut être la métaphore « du statut social de l’homosexualité : la fluidité obligée22 ». La fluidité dans Le voyage de l’ogre est représentée par le fleuve Saint-Laurent ou par l’urine s’écoulant hors du sous-vêtement d’un jeune témoin. L’eau de la mer jamaïquaine ou du lac Saint-Louis dans Harems et les éjaculations de Délivre-nous du mal sont d’autres fluides qui pourraient être évoqués en comparaison avec la scène de la douche dans Effleurements, où de fines particules d’eau ruissellent sur le visage du comédien Simon B. Robert.

[ Fig. 14 ] <i>La stupéfiante Alex</i> (capture vidéo), 1984.

Les relations humaines, axées essentiellement sur les rapports homosexuels masculins, sont un des thèmes les plus présents dans son œuvre vidéographique. Les figures féminines sont très rarement mises à l’avant-plan, à l’exception des performances de danse et de danse-théâtre (La stupéfiante Alex et L’instruction) et d’une fiction onirique (Harems). Les personnes dites « racisées » ne sont pas davantage montrées et n’ont pas de rôle clé. De façon générale, nous percevons l’intimité masculine dévoilée et mise à nu des acteurs et des témoins. Harems marque le pavé dans un imaginaire scénaristique plutôt flamboyant et alambiqué. Le contexte porte sur une relation dichotomique amour-possession et amour-séduction entre un scénariste et un gogo-boy, inventé et mis à mort par ce dernier : « le mythe commande la mort, car sans la mort, il n’y a pas de drame23». L’intervention d’une narratrice qui raconte l’histoire épineuse entre le scénariste et le gogo-boy est inhérente à l’interaction entre ceux-ci.

[ Fig. 15 ] <i>Réminiscences carnivores</i> (capture vidéo), 1989.

Les thèmes croisés de l’enfance, du souvenir et de l’homosexualité sont au cœur de l’œuvre Réminiscences carnivores. Le décor de la vidéo se situe en pays exotique ; un décor dans lequel l’objet de la rencontre est celle d’un frère dont la présence n’est que pur fantasme. Le motif de la fenêtre grillagée ou de la pièce fermée, qui agit comme métaphore de la cage, est récurrent. Les souvenirs du narrateur évoquent de multiples sensations : l’odeur de la peau, la vision des pieds délicats, la texture du savon sur le corps… « This meditative essay, shot in Colombia (on a Vidéographe exchange program), continues Paradis’s perennial themes of love, rupture, and memory, showing various male social or erotic interactions, solo and duo, in exteriors and around windows and exotic courtyards24. » 


Les scènes sont caractéristiques d’une tendresse partagée. Le mot « volupté », prononcé et désiré par le narrateur, décrit le plaisir mutuel et fusionnel des jeunes hommes avant la rupture définitive de leur étroite relation appartenant au passé. La scène finale décrit bien la rencontre imaginée et sublimée près d’une fontaine, où le personnage aimé disparaît et abandonne le personnage qui a rêvé cette touchante retrouvaille. En superposition à ces images, un corps nu succombe à une action masturbatrice : « Il y a des attentes nocturnes dont on ne sait encore quel amour… », conclut le narrateur. Il s’agit d’une vidéo dont le lyrisme est marqué par l’entrecroisement de textes littéraires de Verlaine, de Gide et d’Augustin Gomez-Arcoz et qui est grandement inspirée par le roman L’agneau carnivore (1975) de Gomez-Arcoz, où le thème de l’enfance, entre autres, est approfondi.

[ Fig. 16 ] <i>Réminiscences carnivores</i> (capture vidéo), 1989.

Les plans sur la main d’un homme qui effleure l’écran par lequel est rendu visible le buste du comédien, dans Effleurements, sont comparables aux plans de la main du jeune homme qui touche un mur de pierres en façade d’une arrière-cour, dans Réminiscences carnivores, où apparaît en fondu et en faisceaux lumineux projetés le visage du frère attendu. Dans les deux œuvres25, cette évocation de la main « sensitive », perçue dans un geste lent et délicat, est intrinsèquement liée à la mémoire et aux souvenirs.

[ Fig. 17 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.
[ Fig. 18 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.

Les plans des vidéos de Marc Paradis sont magnifiques. Ils sont empreints de symbolisme, d’érotisme et de métaphores. Ils sont riches en textures et en sons qui s’imbriquent ainsi qu’en techniques diverses (incrustations colorées, superpositions d’images, etc.) qui font penser aux techniques utilisées dans les arts visuels. Dans son œuvre vidéographique, la notion de jeu serait potentiellement impliquée : les témoins de « l'ogre » se prêtent à un jeu fictif de séduction-confession, les amants dans La cage s’adonnent à un échange26 ludique sur la sexualité, la triade de jeunes hommes et leur dynamique relationnelle complexe et séduisante, provoquée par la rencontre dans L’incident « Jones », et le jeu amoureux, voire effarouché, entre le gogo-boy et le scénariste dans Harems. Enfin, l’homo ludens est au cœur des dynamiques interpersonnelles entre les jeunes comédiens et devient perceptible à travers leurs performances audacieuses.

[ Fig. 19 ] <i>L'Incident « Jones »</i> (capture vidéo), 1986.

Diffusion

 

Dans les limites de cette dernière section, il est proposé une réflexion sur la période florissante du vidéaste en éclairant le contexte de diffusion de sa production audiovisuelle. D’abord, mentionnons une chronique culturelle de la revue Le Berdache, intitulée « L’enclave des damnés ». L’auteur de cette chronique, Robert De Grosbois, révèle « la nudité franche » des comédiens, au cœur d’une pièce de théâtre mise en scène par Marc Paradis. Elle fut adaptée et traduite d’une œuvre théâtrale de John Herbert, qui s’intitule Aux yeux des hommes27. Cette nudité est présente dans l’ensemble de son œuvre vidéographique. Elle fait partie de son travail artistique, tout comme les scènes d’action sexuelle, depuis les débuts de ses projets de mise en scène et de scénarisation. Les réactions face à ces libertés ont souvent été exagérées, car plusieurs vidéos de Marc Paradis ont été victimes d’une forme de censure28 du système29 représenté entre autres par les institutions muséales de l’époque telles que la Galerie nationale du Canada30 et le Musée du Québec31. Malgré les obstacles à leur diffusion, elles ont cheminé à travers le temps et ont survécu « à leur époque ». Le vidéaste souligne l’importance d’une liberté de création dans Question de bande (1998)32 :

« On parle du respect du contenu éditorial pour cet espace qui est privilégié et primordial. Tu n’as pas à t’astreindre et à t’assujettir à un producteur ou à un distributeur, qui, lui, est régi par des normes ou un code d’éthique de diffusion ou quoi que ce soit. Je pense qu’avec le recul, ce qui est intéressant, c’est que mon travail est un travail très documentaire qui représente probablement une séquence de la vie de jeunes homosexuels masculins dans le début des années 1980 de manière très pointue, très précise, qui probablement soulève dans la trace qui reste, dans la banque qui est là, un intérêt pour les gens qui vont pouvoir visionner cela plus tard, même aujourd’hui […] »33.

[ Fig. 20 ] <i>Lettre à un amant</i> (capture vidéo), 1988.

Les œuvres audiovisuelles de Marc Paradis ont été diffusées dans plusieurs festivals de cinéma canadiens 34, dans des galeries et des musées d’art canadien et québécois35 ainsi que dans plusieurs festivals internationaux de cinéma et de vidéo36. Elles ont été présentées dans plusieurs grandes villes du Canada : Québec, Montréal, Ottawa et Gatineau, ville dans laquelle a été organisée une « série rétrospective canadienne » incluant quelques vidéos de l’artiste (Le voyage de l’ogre, La cage, L’incident « Jones », Lettre à un amant) en septembre 199937. Mentionnons qu’à l’initiative de l’Association pour les droits de la communauté gaie, un programme est créé et présenté à la Cinémathèque québécoise en juin 1982 par Thomas Waugh et différents collaborateurs. Il s’agissait d’un programme mixte (composé de vidéos gaies et lesbiennes) qui incluait les premières œuvres de Marc Paradis38.

[ Fig. 21 ] <i>L'instruction</i> (capture vidéo), 1984.

Il est important de rappeler que l’œuvre vidéographique de Marc Paradis est l’une des premières qui aborde de front la question de l’homosexualité durant les Eighties. Il s’agit d’une œuvre sensible, inclassable, qui fut reconnue et appréciée internationalement. Vu cette réputation enviable, le vidéaste aurait sans aucun doute dû bénéficier d’une auréole de reconnaissance par ses pairs et par les institutions culturelles, à une échelle plus locale. Cet article rend ainsi hommage à un vidéaste marginal, amoureux de la vidéo, du cinéma, des arts visuels, et des hommes.

  1. « Moi, ce qui m’intéresse, c’est une exploration de l’individu en profondeur ». Voir « Marc Paradis : en vidéo, il peut y avoir une exploitation du sexe… » [Entretien avec Marc Paradis]. RG Rencontres Gaies, no 38 (1985) : 23. 
  2. « J’ai été très engagé politiquement durant la montée du PQ. Tracts, anarchie, arrestation, etc. » Ibid
  3. Ibid., 24. 
  4. Par le passé, ce fut le cas du Festival international de cinéma et vidéo Image et Nation gaie et lesbienne. Voir « Censure au musée du Québec » [Lettre collective du Conseil d’administration de diffusions gaies et lesbiennes du Québec]. RG Rencontres Gaies, no 107 (1991) : 13. Voir aussi : « Festival de cinéma gai : une excellente programmation ! ». Fugues, vol. 8, no 8 (1991) : 66.
  5. Waugh, Thomas. « Les formes du discours [homo et hétéro-] sexuel dans la nouvelle vidéo masculine. » Communication. Information Médias Théories, no 9 (été 1987) : 46. 
  6. Les réalisations de Marc Paradis sont intégrées aux collections de la Cinémathèque québécoise.
  7. Le second titre du scénario de cette vidéo est La nuit fluide, pensé pour la production d’un long métrage. 
  8. Cette recherche de jeunes comédiens pour le « screen-test » du Voyage de l’ogre a paru dans Le Berdache, plus exactement dans les « Petites annonces » du numéro 20, distribué au mois de mai 1981. La requête se trouve à la page 9.
  9. Une vidéo qui fut aussi intitulée Ginette Laurin, danseuse.  
  10. Il s’agissait d’une mise en scène de Peter Weiss. 
  11. Une inscription décryptée dans les tableaux de John Mingolla dévoilés à l’œil de la caméra. 
  12. Une autre partie du tournage s’est effectuée à Montréal et dans la région métropolitaine.
  13. Il apparaît en témoin dans le film de Laurent Gagliardi, intitulé Quand l’amour est gai (ONF, 1994).
  14. Waugh, Thomas. « Les formes du discours [homo et hétéro-] sexuel dans la nouvelle vidéo masculine. », op. cit., 54.
  15. Ibid., 53. 
  16. « Si l’on établissait une grammaire comparée des arts contemporains, il est fort probable que c’est à l’électroacoustique que la vidéo expérimentale serait le plus apparentée. » Voir Montal, Fabrice. « L’électron frénétique : Petit survol historique de la vidéo expérimentale au Québec (1971-2011). », dans XPQ : Traversée du cinéma expérimental québécois, Montréal : Cinémathèque québécoise et Les Éditions Somme Toute, 2020, p. 195.   
  17. Waugh, Thomas, « Les formes du discours [homo et hétéro-] sexuel dans la nouvelle vidéo masculine », op. cit., 58. 
  18. La voix du lecteur qui est entendue est celle de François Lamotte. 
  19. Ou sa « troisième » bande vidéo ? Le mystère plane autour d’une première œuvre qui aurait été produite à l’UQAM au début des années 1980, lorsque Paradis étudiait en théâtre, et qui s’intitulerait Strip-tease.
  20. Passage tiré du scénario La nuit fluide/Le voyage de l’ogre qui a été rédigé dans le but de produire un long métrage et qui ne s’est pas réalisé. 
  21. Le projet de long métrage La nuit fluide est à l’origine de cette réflexion sur ce thème bachelardien. 
  22. Segment de phrase tiré du scénario La nuit fluide/Le voyage de l’ogre
  23. Extrait tiré d’un dialogue de la narratrice dans la finale d’Harems.
  24. Waugh, Thomas. « Sex, Money, and Sobriety. » dans The Romance of Transgression in Canada. Queering Sexualities, Nations, Cinemas, Montréal : McGill-Queen's University Press, 2006, p. 237.
  25. Elles ont été réalisées au cours de la même année (1989).
  26. Suscité par la rencontre du « Groupe du mardi » dirigé par Marc Paradis, au début des années 1980.
  27. Aux yeux des hommes (Fortune and Man’s Eyes) de John Herbert-Brundage; traduction de R. Dionne; mise en scène de Marc Paradis; clavier électronique : Jean-François Garsi; musique de Gabriel Beauregard; avec Gabriel Beauregard, Éric Duchesne, Marc Paradis et Jacques L.G. Tremblay  Les productions Vermines au café Nelligan (anciennement situé sur la rue Dorchester). Voir De Grosbois, Robert. « L’enclave des damnés » [Section Théâtre]. Le Berdache, no 18 (mars 1981) :  60-61.
  28. Waugh, Thomas, « Les formes du discours [homo et hétéro-] sexuel dans la nouvelle vidéo masculine », op. cit., 47-48.
  29. « Censuré ? Oui, de fait, j’ai été censuré par un système qui s’autocensure. J’ai été censuré par une médiatique qui répond à toute une série de tabous sociaux, mais c’est accepté, d’emblée, dans les règles du jeu. Tu n’as pas le choix. À l’intérieur des structures dans lesquelles je travaille, comme artiste, j’ai eu à subir de la répression, et j’en subis encore. Mais, dans le fond, je m’en fous. » Voir Carrière, Daniel. « Marc Paradis » [Entrevue]. ETC, no 12 (automne 1990) : 25.
  30. Consulter le texte de Luc Bourdon dans notre dossier hommage à Marc Paradis, plus spécifiquement le passage intitulé « Un archipel de désirs et de censures ».
  31. Voir « Censure au musée du Québec » [Lettre collective du Conseil d’administration de diffusions gaies et lesbiennes du Québec]. RG Rencontres Gaies, no 107 (1991) : 13; Carrière, Daniel. « Aux frontières de la censure. Le vidéaste Marc Paradis retire ses œuvres du Musée du Québec », Le Devoir, mercredi 12 juin 1991, B3 ; et, Delagrave, Marie. « Un archipel de désirs : [les artistes québécois et la scène internationale]. » Vie des Arts, no 36 (hiver 1991-1992) : 68-70. 
  32. Une œuvre documentaire  de Vidéographe, réalisée par Luc Bourdon et Francis Laporte. Celle-ci fait le portrait d’une dizaine de vidéastes qui abordent et questionnent la vidéo.
  33. L’extrait de la vidéo avec Marc Paradis se déroule entre 18 min 26 s et 20 min 58 s.
  34. Festival international de cinéma gai et lesbien de Montréal. Plusieurs titres ont été recensés dans les programmes d’Image et Nation : Harems (nov. 1991), Réminiscences carnivores (nov. 1989) et L'incident « Jones » (sept-oct. 1998).
  35. La Galerie nationale du Canada (Musée des beaux-arts du Canada) et le Musée du Québec (Musée national des beaux-arts du Québec).
  36. Entre autres, le Festival international du film super 8 homosexuel, 19-21 octobre 1984 (Bruxelles) et le San Francisco Experimental Film and Video Festival (1986).
  37. « Vue panoramique. Toute la programmation », Être en Outaouais, vol. 4, no 8 (septembre 1999) : M12
  38. Waugh, Thomas. « Sex, Money, and Sobriety. » in The Romance of Transgression in Canada. Queering Sexualities, Nations, Cinemas, op. cit., pp. 474-475.

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