[ Fig. 01 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Introduction : Requiem

Karine Boulanger

Marc Paradis a été un pionnier de la vidéo queer au Québec et au Canada, à l’égal de Paul Wong ou John Greyson. Dès sa première œuvre, Le voyage de l’ogre (1981), il s’interroge sur la sexualité, le corps et l’identité homosexuels. Son esthétique, profondément charnelle, oscille entre un réalisme cru et explicite (La cage, Lettre à un amant) et un certain classicisme dans la représentation des corps et les références picturales (Harems, Délivre-nous du mal). Les textes, leur qualité littéraire et leur déclamation, jouent un rôle central (Réminiscences carnivores, L’incident « Jones ») donnant une résonance tragique à ces histoires de cœur, de cul, de ruptures et de mort. L’incident « Jones », Lettre à un amant et Délivre-nous du mal forment un triptyque qui condense ces questionnements intimes et plastiques. Paradis a aussi signé plusieurs vidéos sur la scène artistique des années 1980 (Say Cheese for a Trans-Canadian Look, avec Luc Bourdon; Portrait de John Mingolla, Performance « Album » de Denis Lessard).

[ Fig. 02 ] <i>Réminiscences carnivores</i> (capture vidéo), 1989.

Dans les années 1980 et au tournant des années 1990, le travail de Paradis est largement diffusé. Mais si Le voyage de l’ogre (1981), sa bande la plus célèbre, continue à être montrée à l’occasion, le reste de sa production est tombée dans l’oubli. Pourquoi ? Peut-être parce que son activité vidéo se résume à une petite dizaine d’années, puis cesse. Ou parce que la noirceur apolitique de ses vidéos le place pour un temps dans une position compliquée face aux efforts d’affirmation et de reconnaissance des communautés LGBTQ2S+. Il nous semblait en tout cas grand temps de revisiter l’ensemble de cette œuvre obsessive et transgressive. Tout y est jusqu'au-boutiste, ogresque : les désirs, les sentiments, les colères, la soif de création.

[ Fig. 03 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.

Cette publication est marquée par un tragique hasard : la même journée, nous avons appris le décès de Marc Paradis à 64 ans et le soutien financier du Conseil des arts du Canada au projet. Paradis savait que Vidéographe souhaitait lui consacrer une publication, mais il n’en aura rien vu. Son départ nous a forcés à reconsidérer notre approche pour y inclure une note plus personnelle, une forme plus ouverte. Dans « Mon ami, le Paradis », le cinéaste Luc Bourdon raconte son amitié de jeunesse marquante et tumultueuse avec Paradis et évoque une personnalité complexe. Une occasion aussi de revisiter le Vidéographe des années 1980 où les deux compères étaient très impliqués. Le chercheur doctorant Alexis Lemieux se penche sur la typologie, l’esthétique et la réception des œuvres de Paradis dans « Une décennie de création vidéographique ». Enfin, Denis Vaillancourt, coordonnateur de la distribution à Vidéographe, s’interroge quant à lui, dans « L’opacité de la transparence », sur un enjeu crucial des vidéos de Paradis : la relation insoluble entre amour et sexe.

[ Fig. 04 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.
[ Fig. 05 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

La publication rassemble de plus seize des bandes réalisées par Paradis dont deux inédites, Ecce Omo (2000) et Marrakech (2001)1. Basées sur l’observation urbaine et le voyage, elles dévoilent un nouvel aspect de son travail et un bref retour à la vidéo au début des années 2000. Cinq des vidéos ont fait l’objet de nouvelles numérisations à partir des bandes maîtresses trouvées chez Paradis et trois sont nouvellement sous-titrées en anglais2. Deux courts portraits filmiques du réalisateur français Gérard Courant, Marc Paradis (1985) et Nous irons tous avec Paradis (1986), nous permettent d’entrevoir l’humour et l’autodérision de Paradis. 

[ Fig. 06 ] <i>Portrait de John Mingolla</i> (capture vidéo), 1985.

Grâce aux archives personnelles parfaitement classées que Paradis a laissées derrière lui et à la confiance de sa famille, que nous tenons à remercier, nous pouvons publier ici une large sélection de documents inédits qui éclairent son processus de travail : cahiers de notes, scénarios, découpages techniques, dossiers de recherche et de repérage, photos de casting, etc. La vie privée de Paradis  – ses amours et ses amitiés – et la création y apparaissent indissociables, et plusieurs documents tiennent à la fois du journal intime et du projet. Il se réclamait d'ailleurs de ce mélange des genres :

« Les réflexions que j'apporte dans mon travail ne veulent pas faire bouger la masse, mais l'individu. Mon travail est transformant d'abord pour les gens qui y participent et ensuite pour tous ceux qui ont à élaborer autour de ce travail-là. En premier lieu, un outil de transformation personnelle, en second lieu, un outil d'appropriation de la réalité. La conclusion... c'est un individu qui se transforme vers une prise sur la réalité de plus en plus constante. Cet individu devient plus vivant, plus près de lui-même, conscient de la société, il devient plus probant, plus réel.3 »

Enfin, une biographie et une bibliographie exhaustive complètent la publication. Nous tenons à remercier pour leur aide Katherine Nash et la famille de Marc Paradis, Luc Bourdon, Simon Morel, Christophe Flambard, et Yves Lalonde.

[ Fig. 07 ] <i>Harems</i> (capture vidéo), 1991.
  1. Une troisième de la même époque, La vie est ronde, n'a pas été retrouvée.

  2. Il s'agit de La cage, Réminiscences carnivores et Harems.

  3. Tiré de : Carrière, Daniel. « Marc Paradis : entrevue. » ETC 12 (1990) : 24.

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