L'opacité de la transparence
Figure incontournable des années 1980, Marc Paradis a laissé derrière lui un corpus vidéo d’une puissance iconique. Une œuvre audacieuse et dérangeante, sans compromis, qui questionne les relations amoureuses et sexuelles entre hommes et qui aborde la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, de conjuguer les unes avec les autres.
Dans le corpus que couvre cette publication, des images frayent avec ce que l’on pourrait qualifier au premier regard de pornographie. Or, la pornographie n’a pas de contenu outre l’aspect graphique qui s’adresse à nos pulsions.
Le rapport au corps est une chose, celui au cœur en est une autre. Un équilibre entre les deux est-il envisageable ? Dans les œuvres de Paradis, le discours laisse entendre que cœur et cul ne font pas bon ménage. Le corps a besoin d’exulter et il ne se soucie guère de l’amour qu’il bouscule et repousse lorsque vient le temps d’assouvir ses pulsions. Le cœur se voit expulser par un corps en activité.
Cette dualité se manifeste chez Paradis par la confrontation des paroles et des images qui s’entrechoquent sans jamais trouver de consensus. La question qu’il faut alors se poser est : doit-il y avoir consensus ? Amour et sexe peuvent-ils flirter en parallèle sans jamais se commettre, se fusionner ? L’un doit-il nécessairement s’unir à l’autre ? L’un doit-il nécessairement détruire l’autre ? Dans Lettre à un amant (1988), la parole se voit gommer par des images de sexualité explicite, les mots sont ainsi occultés par l’opacité de ces dernières. Qu’elles soient impénétrables, incontournables, flottantes ou en surimpression, les images s’imposent, monolithiques. Impossible d’en faire abstraction. Lettre à un amant en est l’exemple tout désigné. Le visuel, fort encombrant, tranche abruptement avec le propos. Pas de superposition possible, c’est l’un ou l’autre. Les sentiments se heurtent à des corps nus qui ne cherchent qu’à prendre le dessus, qu’à exulter, qui ne savent ou ne veulent les intégrer. Le narrateur révèle le contenu d’une missive douloureuse et troublante, mais le spectateur doit fermer les yeux pour en saisir la teneur tant l’image se veut parasitaire.
Si les protagonistes posent un regard lucide sur leurs agissements, et qu’ils assument leurs choix ainsi que leurs conséquences, la sexualité s’impose en conquérante, usurpant les sentiments. Dans Le voyage de l’ogre (1981), allégorie de la « sortie du placard » et première œuvre du corpus ( et de l’artiste ?), on se raconte sans pudeur ni tabou, avec audace et sincérité. Cela constitue une étape essentielle à franchir pour qui a survécu dans les retranchements de son identité, un premier pas vers une affirmation de soi. La passation de l’ombre à la lumière peut se faire en douceur chez les uns et par l’expression d’une sexualité débridée chez les autres. Le cœur est sur pause, en veilleuse ou profondément anesthésié par le commandement charnel. Le voyage de l’ogre peut supposer l’étape de l’affirmation de soi. C’est le : « C’est mon corps, j’en fais ce que je veux. » au risque d’un glissement vers : « C’est mon corps. Il fait ce qu’il veut. » Faut-il satisfaire la bête ? La maîtriser, l’abattre ou conjuguer avec elle ? Tout est question de choix et de leur assumation. Mais l’est-ce vraiment ? Les excès définissent les paramètres. Les scènes d’onanisme, omniprésentes et envahissantes dans la majorité des vidéos, délimitent les contours de la marche à suivre. Ce qui était au départ spontané et exutoire devient mécanique, automatique, paramétré. La notion de plaisir devient programmée. Ce qui semblait être une option se révèle plutôt un besoin qui, d’appétence à combler, se transforme sournoisement en addiction. Trouver son plaisir dans l’addiction est une chose, y être asservi en est une autre. La notion de plaisir se trouve alors biaisée, déviée de son axe premier. Serait-ce dans le but de pallier la difficulté, l’impossibilité, voire le refus d’aimer ?
Il faut tuer le gogo-boy est-il dit dans Harems. Symbole incontestable du plaisir charnel programmé, qu’a donc de plus à offrir le gogo-boy si ce n’est son corps pour le plaisir. Immoler la sexualité pour permettre à l’amour de se manifester ? Mais l’amour peut-il exister amputé de cette dernière ? Et l’inverse est-il possible ? Des vases communicants qui ne communiquent pas. Le dilemme est là.
Car il n’existe pas de réelle communication entre les hommes dans les vidéos de Paradis, si ce n’est par les effleurements et la friction de la chair. La cage (1983) et Délivre-nous du mal (1987), à titre d’exemples, affichent une certaine errance des corps que l’on croirait à la dérive. Les hommes nus, avares de gestes, risquent un sourire, une caresse, sans but précis si ce n’est le « maintenant ». On se laisse aller dans l’instant présent sans aucune résistance. Les corps se dénudent, s’excitent mutuellement, conditionnés et soumis à une marche à suivre ou à un semblant de rituel orgiaque. Les mouvements sont mécaniques, sans passion. Il n’y a que le geste pour le geste. L’amour n’y a pas sa place, ni même la parole, et le sexe, quant à lui, est sans affects ni attraits. Simon ne dit-il pas dans Délivre-nous du mal : « une chose que j’ai catchée… c’est toute la banalité que ça l’a finalement l’orgasme… quelqu’un qui se branle… qui vient ou qui jouit, c’est un pauvre con… Une bonne ligne de coke, c’est ben meilleur… » Le jugement se veut sévère, mais aussi révélateur. C’est l’impasse. Dans ce temps suspendu, figé, où les corps posent, immobiles, tels des statues, un avion de papier lancé par le protagoniste pourrait signifier que tout est aléatoire ou peut-être futile, ou les deux. Ou s’agit-il d’une missive lancée à la dérive ? D’une bouteille à la mer ? D’un espoir de réconciliation ? Ou simplement d’un état des faits ?
Aussi profond que puisse être le discours dans l’ensemble des œuvres de Paradis, on peut se demander pourquoi celui-ci se heurte à des images qui s’érigent en barricades, et revendiquent la suprématie du corps ?
Simon se questionne sous les traits d’un être écorché, lucide et blasé, pour qui la sexualité ne semble plus avoir d’importance, et qui éprouve même l’inanité de la chose. Il sera l’éternel gogo-boy condamné à mourir dans Harems (1991), dernier volet du corpus Paradis. De ce mal dont il faut être délivré, faute de ne pouvoir le dompter… ?