[ Fig. 01 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

Mon ami, le Paradis

Luc Bourdon

C’est en regardant un reportage sur un recours collectif ayant trait à une série d’agressions sur des enfants dans une institution d'enseignement catholique qu’il avait fréquentée que tout a remonté à la surface, que bien des horreurs ont émergé, ce soir-là, dans sa mémoire. 

C’était la fin d’un grand black-out initié par son cerveau pour lui permettre de survivre. Lui aussi faisait donc bien partie de « la grande victime ». Il se joint au groupe de demandeurs. Ils obtiendront gain de cause et justice. 

Ce fait s’est déroulé ces dernières années et trouble mon esprit.

Je refais le voyage vers John Wayne Gacy, vers Marc, vers le Paradis… Les mots, les gestes, les questionnements se retournent dans tous les sens. Les passages à vide aussi.

[ Fig. 02 ] Marc Paradis, 198?.

Je retrouve dans mes boîtes d’archives le journal de bord que j’ai rédigé, colligé et fabriqué en grande partie avec l’aide de Marc au début des années 1980 pour la production du screen test Le voyage de l'ogre. Cent pages de textes, de photos, de réflexions, de notes et d’un quotidien occupé à développer des projets d’un court métrage, d’un long métrage et de nombreuses autres idées.

Je regarde Le voyage de l'ogre que je n’ai pas revu depuis le début des années 1990. Mon souvenir est celui d’avoir tourné des images sulfureuses et jugées pornographiques à l’époque.

[ Fig. 03 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Je me retrouve devant un grand regard amoureux, celui de Marc, porté sur des jeunes hommes venus tenter l’aventure du cinéma avec lui. Un regard minutieux et respectueux qui ose exposer le sexe des hommes en gros plan. 

Marc savait cadrer, diriger des scènes, orienter une équipe avec un esthétisme qui lui est propre et unique. On retrouve tout cela dans son art vidéographique. On peut y croiser sa musique, ses toiles, ses appartements et sa sensibilité. The frame is framed

On y voit aussi des hommes qui, en grande majorité, ne sont pas des comédiens mais qui jouent avec leurs vies intimes sous nos yeux. 

[ Fig. 04 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Quand je revois tout cela, je ne peux m’empêcher de penser à l’incroyable révolution des mœurs et des genres qui s’est déroulée depuis. Le legs de Marc n’est-il pas d’avoir forcé la porte des placards afin de pouvoir, en toute légitimité, libérer un discours homosexuel qui s’accepte tel qu’il est ?

Il y a eu des malheureuses tentatives, de nombreuses crises, de la jalousie, des médisances, de la compétition, de la manipulation, des gestes et des paroles offensantes, de part et d’autre, du respect et de l’amour aussi… Reste que tout cela en valait la peine.

[ Fig. 05] <i>Lettre à un amant</i> (capture vidéo), 1988.

La première rencontre

 

Je rencontre pour la première fois Marc Paradis en 1974 alors que je travaille au Cinéma Élysée. J’ai 16 ans, il en a 19. Marc vient d’y être engagé à titre de placier et, il faut bien l’admettre, il ne fait pas l’unanimité parmi les membres du personnel de cette institution aujourd’hui disparue de la rue Milton. Il faut dire qu’il est ouvertement homosexuel à une époque où cela est encore vu et perçu par une trop grande majorité de gens comme une malédiction ou une maladie. 

Notre amitié s’est vite construite autour d’une passion commune pour le théâtre. 

Il me fait voir une dramaturgie que je n’aurais pas pu découvrir sans son aide. Je me souviens d’être passé, en sa compagnie, par les coulisses de la célèbre boîte de nuit l’U-du-Q, située derrière l’amphithéâtre du Gesù, afin d’assister gratuitement à la représentation de minuit de la pièce Wouf Wouf de Yves Sauvageau, un véritable happening délirant qui a marqué l’histoire du théâtre québécois. 

Marc poursuit alors des études à l’École nationale de théâtre du Canada. Il y vit une guerre ouverte avec le directeur de la section de production, soit l’illustre François Barbeau, ce qui ne l’a pas empêché d’être un scénographe de maisons et ce, durant toute sa vie.

[ Fig. 06 ] Carte étudiante, 1974.

Son originalité, sa vivacité d’esprit, son intelligence sautent aux yeux et dérangent beaucoup de monde. Il ne ménage pas ceux et celles qui ne peuvent pas le blairer. Il est fort en gueule, extravagant et, face à ses dénigreurs, en rajoute souvent pour les faire réagir… 

Dans le jargon de l’époque, on peut dire qu’il est fantasque (i.e. bizarre, extravagant, un être dont il est difficile de prévoir le comportement).   

Marc est une tête forte, un être têtu qui ne lâche jamais le morceau et confronte quiconque se trouve au travers de son chemin. Il peut argumenter des heures, des jours, voire des semaines sur un même sujet. Il est pour ainsi dire tenace et, de plus, doté d’une mémoire d’éléphant.

[ Fig. 07 ] Marc Paradis, Simon B. Robert, Katherine Liberovskaya et Jozef Robakowski (polaroid), Pologne, 198?.

Cerise sur le sundae, il a en aversion toute forme d’autorité et se définit comme un anarchiste, ce qui s’avère apprécié par ceux et celles qui sortent des sentiers battus ou ne se soucient guère des apparences. 

Marc rassemble toujours et assez facilement autour de lui une bande de personnes possédant des parcours hors du commun, c'est-à-dire souvent de jeunes artistes fonctionnant en marge de la société, en quête d’un idéal, d’une mission, d’un groupe ou simplement d’une amitié.

[ Fig. 08 ] Arrestation de John Wayne Gacy, décembre 1978.

Le voyage vers Gacy

 

« Comment peut exister ici et maintenant un personnage tel que John Wayne Gacy et comment, à sa manière, il témoigne de ce qu’est notre société dans ce que Bataille nomme sa partie basse. »

Extrait de la voix off, Le voyage de l’ogre (1981)

Marc rencontre le réalisateur français Jean-François Garsi au Festival de cinéma gai de Montréal en 1980 lors de la projection de son court métrage Milan bleu. Coup de foudre. Découvrant qu’ils sont tous les deux fascinés par le tueur en série américain John Wayne Gacy, ils décident de collaborer ensemble. 

Jean-François invite Marc en France pour l’assister à la réalisation de son prochain film, La chambre blanche qu’ils tourneront ensemble au printemps 1981.

[ Fig. 09 ] Marc Paradis et Jean-François Garsi, 1986

À l’été, de retour à Montréal, Marc organise et tourne Le voyage de l'ogre. Jean-François viendra codiriger le montage.

Dans  l’entrevue réalisée par Gilles Castonguay pour la revue Le Berdache1, Marc y explique la proposition initiale du Voyage de l'ogre :

[ Fig. 10 ] Photo de casting pour <i>Le voyage de l'ogre</i>, 1981.
[ Fig. 11 ] Photo de casting pour <i>Le voyage de l'ogre</i>, 1981.
[ Fig. 12 ] Photo de casting pour <i>Le voyage de l'ogre</i>, 1981.

« D’abord et avant tout, c’est un screen-test. Au fur et à mesure qu’il a été élaboré, il est devenu en soi une œuvre de fiction indépendante de ce que peut-être un screen-test ordinairement, c’est à dire la représentation bête et simple de différents comédiens que tu sélectionnes en vue d’un rôle donné dans un film. Le voyage de l'ogre c’est le screen-test d’un long métrage qui est en train de se réaliser; on est encore à la pré-production, même pas à la production du long métrage. Pour notre screen-test, on a réuni, on a sélectionné cinq personnes pour cinq rôles après avoir reçu trente-cinq candidatures. Puis avec ces acteurs, on a essayé de structurer le screen-test en tant que tel; par la présentation de chacun, leur nom, leur âge, ce qu’ils font, d’où ils viennent; la deuxième partie est une interview sur différents problèmes connexes à la réalisation du film, mais où ils répondent carrément à des questions précises sans discussion antérieure. Dans la troisième partie, on montre l’évolution du personnage dans une relation onanique, puisque le film que l’on réalise demande des scènes de nudité intégrale, en action. Comme on fait un film sur John Wayne Gacy, le meurtrier de Des Plaines en Ohio, et qu’on se pose beaucoup de questions sur lui, il est clair que ce personnage-là nous habite beaucoup, nous, Jean-François Garsi et moi, puisqu’on collabore ensemble.

(…)

[ Fig. 13 ] Photo de John Wayne Gacy dans <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

C’était assez fascinant pour moi de m’identifier à Gacy dans le vidéo (c. f. Le voyage de l'ogre). Sous quelle forme ? Sous la forme du réalisateur qui part à la chasse du comédien qui va devenir la victime fictive d’un Gacy réel, fictif dans un film. Les comédiens étaient plus ou moins au courant de ce jeu-là. Ils savaient qu’ils allaient jouer un film sur Gacy, qu’ils allaient être des victimes, ils connaissaient ma ressemblance, la réflexion que j’ai faite sur Gacy. Au cours du vidéo, il s’est développé une espèce d’écoute fondamentale vis-à-vis des huit jeunes,  y en a qui ont mon âge, à un moment donné, ils étaient devenus, pas véritablement des victimes, mais presque…

(…)

[ Fig. 14 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

De grands thèmes majeurs s’en sont dégagés, nourris aussi par les comédiens, c’est à dire le rapport prostitutionnel, le rapport amoureux, le rapport à la peur, évidemment le rapport à l’homosexualité; l’ensemble du film n’est qu’une étape dans ma réflexion sur l’homosexualité, une réflexion très personnelle, très individuelle; j’utilise ainsi différents outils de création, le théâtre, les arts plastiques, le cinéma, au fur et à mesure que des données nouvelles sortent de ma réflexion.

(…)

[ Fig. 15 ] Photo des victimes de John Wayne Gacy dans <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Comme le projet Gacy mijotait entre Jean-François et moi, on a structuré l’ensemble de notre travail sur Gacy pour en faire Polaroid Killer, dans sa première version, qui est un court métrage de fiction de vingt minutes, retraçant cinq meurtres différents effectués par Gacy, cinq meurtres à plat, sans prendre parti pour ou contre, le meurtrier ou pour ou contre les victimes. En essayant d’analyser le processus qui a fait de Gacy un meurtrier.

(…)

Gacy tuait sa victime, il la prenait et la mêlait à l’ensemble de « la grande Victime », où chacune des jeunes victimes venait nourrir la grande Victime. Comme dans un processus de momification, il les enterrait dans la cave dans la chaux.

(…)

Il a fait de la prison pour sodomie sur un adolescent de 18 ans. Il a été condamné à 10 ans, il a été un prisonnier modèle, en est sorti au bout de 18 mois, a changé de ville, il s’est remarié, a avoué sa bisexualité à sa deuxième femme qui l’a laissé ne pouvant plus le supporter. Y'a eu des victimes de Gacy qui en sont sorties vivantes… »

[ Fig. 16 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.
[ Fig. 17 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Nous sommes dix ans avant la sortie, en 1991, du célèbre film américain The Silence of the Lambs qui a, pour ainsi dire, popularisé le genre. Face à ce sujet inspiré de la vie d’un serial killer, le Québec ne semble pas encore tout à fait prêt pour aborder un tel sujet. Nous sommes pourtant au début des années 1980 mais les idées de Marc choquent le milieu du cinéma et de la vidéo quand il parle de ses projets basés sur un tueur en série. 

À preuve, toutes les demandes déposées afin d’obtenir du financement essuient, pas toujours de manière élégante, des refus de la part de nos institutions alors qu’en France, Jean-François Garsi obtient un montant de cent mille francs pour démarrer la coréalisation avec Marc de leur projet Polaroid Killer

Pouvoir compter sur l’apport de cent mille francs, l’équivalent de cinquante mille dollars (CDN) à l’époque, pour la réalisation d’un court métrage avec l’aide de la France s’avère être, encore aujourd’hui, une denrée rare… Malheureusement, le Conseil des arts du Canada, la SOGIQ et le Ministère des affaires culturelles du Québec n’ont pas voulu aider Marc pour ce projet.

[ Fig. 18 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Ma mémoire me rappelle aussi la première publique du Voyage de l'ogre dans le loft de Daniel Dion au Cooper Building qui, ce soir-là, était présenté conjointement avec L’homme de Pékin, vidéo réalisée par le duo Dion/Poloni dédiée au compositeur Claude Vivier. Un véritable choc des cultures que fut la diffusion conjointe de ces deux vidéos qui présentaient deux esthétismes fort différents (performance vs documentaire). Évidemment, personne ne pouvait se douter que ces deux oeuvres deviendraient significatives pour la petite histoire de l’art vidéo d’ici.

La vedette incontestée de cette soirée fut Claude Vivier qui, par sa personnalité extravertie, monopolisait toute l’attention du groupe réuni dans ce local où fut fondée la Galerie Oboro par Daniel Dion et Sue Schnee en collaboration avec plusieurs autres artistes en art contemporain. 

Suite à l’assassinat de Claude Vivier en mars 1983 à Paris, Marc affirmait qu’avec lui l’avant-garde québécoise avait été tuée. C’était effectivement un personnage important de la communauté artistique (un fin connaisseur de musique et de cinéma) qui nous avait quittés, une triste fin qui ne nous a pas empêché d’entendre pendant longtemps son rire si particulier, envahissant et facilement reconnaissable (ce fameux rire qui résonnait partout où il était… Je peux l’entendre encore très clairement).

[ Fig. 19 ] Marc Paradis, Pologne, 198?.
[ Fig. 20 ] Marc Paradis (polaroid), Pologne, 198?.

L’intérêt du Voyage de l'ogre était de montrer les mécanismes et la construction de l’imaginaire du bourreau. La troublante réalité découverte lors de la recherche sérieuse et exhaustive effectuée par Marc et Jean-François sur Gacy révèle un bon citadin de banlieue. 

Un Monsieur tout le monde qui fait le clown pour les enfants le dimanche. Un entrepreneur du domaine de la construction respecté par le maire et la bonne société.

[ Fig. 21 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Le Groupe du mardi

 

À la suite de la production de la vidéo Le voyage de l'ogre, Marc rassemble parmi ceux qui ont participé au tournage un groupe de réflexion sur l’homosexualité qu’ils nomment le Groupe du mardi en référence à la journée des rencontres du groupe. 

Ce groupe dirigé par Marc fait l’inventaire de leurs expériences personnelles afin d’écrire une pièce de théâtre exprimant leur réalité collective en tant qu’homosexuels. Ces longues séances de discussions permettent d’élaborer une structure et la rédaction du projet de pièce de théâtre. Le groupe rédige Le manifeste du Groupe du mardi publié dans la revue Trafic lancée le 2 mars 1982.  

L’argument de base du texte s’articule ainsi : « le rôle de l’homosexuel est de réinvestir l’humanité de son coït, c’est à dire de conscientiser les hommes et les femmes en luttant contre le fascisme patriarcal. »

[ Fig. 22 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.
[ Fig. 23 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.

Le Groupe du mardi est à la base de la création de La cage, réalisée par Marc en 1983. Une première bande vidéo qui épouse les codes et les techniques de l’art vidéo. Un collage de textes des comédiens et du journal intime de Bruno Duclo (un anagramme que mon ami poète Luc Caron m’avait concocté). Un objet de création donnant à voir et entendre un discours amoureux gai, et heureux de l’être.

[ Fig. 24 ] <i>La cage</i> (capture vidéo), 1983.

À la rencontre

d'un nouveau cinéma

 

En 1981, le court métrage La chambre blanche, tourné en France et réalisé par Jean-Fançois Garsi, avec Marc à titre d’assistant réalisateur, est sélectionné au Festival international du nouveau cinéma de Montréal. Le voyage de l'ogre fait aussi partie de la section Présence Vidéo qui fut la première présentation d’art vidéographique dans un festival de cinéma au Canada.

[ Fig. 25 ] Photo de John Wayne Gacy dans <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Cette même année, Marc devient le premier directeur d’accueil de ce même Festival du nouveau cinéma de Montréal. Cette fonction inventée de toute pièce par lui, lui  permet d’accueillir et d’entrer en contact avec les maîtres d’un cinéma d’auteur qui, aujourd’hui, n’existe plus vraiment.

Marguerite Duras, entre autres, se lie d’amitié avec ce Marco de Montréal qu’elle adore. Marc possède une affinité naturelle avec les femmes et plusieurs d’entre elles sont des intellectuelles et des artistes qui aiment sa compagnie, sa liberté d’esprit et ses réparties. 

Ils se complètent à merveille. Marc se plie avec grâce à tous les caprices et les exigences de l’écrivaine qui est accompagnée, pour ce premier voyage au Québec, par son amoureux Yann Andréa et son fils Jean Mascolo.

[ Fig. 26 ] Marc Paradis et Marguerite Duras, 198?

Les nombreuses rencontres du nouveau cinéma dureront quatre ans et seront accompagnées de la découverte d’œuvres et de personnalités d’avant-garde. 

Marc connaît les bons restaurants et la vie nocturne de Montréal.  Il accueille les invités qui, par ses bons soins, bénéficient de tours de ville bien relevés dans la nuit montréalaise à une époque où le SIDA n’a pas encore frappé une communauté gaie dynamique et totalement éclatée… Marc fait la joie de la grande majorité des invités, heureux de découvrir une ville et ses nuits blanches, le village et ses scènes. 

 

De la vidéo

 

C’est dans la capitale que Marc se lie d’amitié avec le critique d’art Jean Tourangeau, alors fort actif dans le milieu des arts visuels contemporains de Québec. Au début des années 1980, les deux amis se retrouvent à Montréal où Jean devient directeur de PRIM Vidéo tout en poursuivant son travail de critique d’art et de commissaire. 

Jean le conseille, l’oriente et diffuse ses premières œuvres dans un circuit inconnu de ce dernier, soit celui d’une communauté vidéo naissante qui émerge d’un océan à l’autre. Jean Tourangeau devient, en quelque sorte, le mentor de Marc en l’introduisant à cet univers, en écrivant et en sélectionnant ses œuvres pour des expositions qui définissent ce nouvel art.

[ Fig. 27 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

La liberté de création du médium vidéo qui défie les schémas traditionnels du cinéma ouvre un champ libre à une nouvelle génération d’artistes dont Marc fait partie. 

Au fil du temps, d’un océan à l’autre, des centres d’artistes et d’accès à la vidéo, des galeries et des festivals deviennent les lieux privilégiés pour voir et entendre, entre autres, une production vidéo ouvertement gaie et lesbienne s’exprimant à l’aide de la technologie vidéo. 

Marc bénéficie de ce circuit non traditionnel pour diffuser l’essentiel de sa production vidéographique réalisée durant les années 1980 et qui, malgré l’ouverture des esprits, comporte toujours sa bonne part de risque par les réactions négatives qu’elles génèrent.

[ Fig. 28 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

L’une des batailles du milieu de la vidéo a pour but de bénéficier d’une vitrine dans les musées canadiens qui diffusent l’art contemporain. Le nouvel art trouve alors sa place dans les grands musées européens et américains mais le Canada ne semble pas suivre le courant. 

Idem pour la télévision. Les artistes américains et européens bénéficient de studios qui osent accueillir une nouvelle génération qui expérimente et triture les images et les sons. Ici, les artistes de la vidéo avaient accès à la télévision communautaire et rencontrent maintenant des artisans du petit écran qui ne désirent pas les diffuser. L’art contemporain canadien est en pleine mutation et les institutions télévisuelles et muséales frileuses.

[ Fig. 29 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

Un archipel de désirs

et de censure

 

Le 21 mai 1988, le nouvel édifice du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa ouvre ses portes offrant enfin au public une sélection d’œuvres vidéographiques qui intègre, entre autres, la vidéo Délivre-nous du mal réalisée par Marc la même année.

Peu après son ouverture, certains visiteurs du nouveau musée se plaignent de la présence de vidéos jugés scabreux et réalisés par les artistes Richard Fung de Toronto, Joe Sarahan de Vancouver et, sans surprise, Marc Paradis. L’affaire fait du bruit et le milieu se mobilise. Le musée consulte, tergiverse et finit par appuyer les démarches des vidéastes contestés à la suite d’une consultation menée auprès du public.

[ Fig. 30 ] <i>Lettre à un amant</i> (capture vidéo), 1988.
[ Fig. 31 ] <i>Lettre à un amant</i> (capture vidéo), 1988.

Rebelote en 1991. Profitant encore ici d’un nouvel édifice à inaugurer et pour marquer le coup face aux pratiques contemporaines en art, le Musée national des beaux-arts du Québec présente l’exposition Un archipel de désirs : les artistes québécois et la scène internationale qui intègre une sélection présentant trois œuvres de Marc ainsi que des vidéos de plusieurs artistes. 

Peu avant l’inauguration, Louise Déry, la conservatrice de l’exposition, prend ses précautions et fait venir Marc à Québec pour une rencontre avec les membres influents du conseil d’administration du Musée. Louise Déry a fait ses devoirs et préparé un dossier exhaustif visant à défendre le travail de Marc qui est revenu de Québec avec l’assurance que ses trois vidéos (Délivre-nous du mal, Lettre à un amant et L’Incident « Jones ») seront présentées intégralement.

[ Fig. 32 ] <i>L'incident Jones</i> (capture vidéo), 1986.

Mais surprise, peu après la soirée d’ouverture de l’expo, le 22 mai, date de la première projection des bandes de Marc, seul L’Incident « Jones » est présenté… Invoquant des problèmes administratifs, les dirigeants affirment que tout rentrera dans l’ordre d’ici quelques semaines. On a simplement donné le coup d’envoi de l’exposition avant qu’elle ne soit prête, certains travaux de conservation n’ayant pas pu être effectués à temps. 

Or, les deux bandes non diffusées de Marc sont les seules œuvres mises en attente pour cette raison. Il s’agit aussi des deux seules œuvres contenant des scènes de nudité…

[ Fig. 33 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

La réaction du milieu ne se fait pas attendre. Vidéographe, la Galerie Obscura, le centre en art actuel Le Lieu, la Galerie René Blouin et le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec font parvenir au musée des communiqués qui dénoncent cet acte de censure. 

Marc exige assez vite de l’administration le retrait de ses œuvres de l’exposition, tandis que le débat entre le musée et les artistes se poursuit (notamment par le biais de la presse écrite) sur la place publique.

[ Fig. 34 ] <i>Délivre-nous du mal</i> (capture vidéo), 1987.

Dans un mouvement de solidarité avec Marc, Robert Morin, Lorraine Dufour, Daniel Dion, François Girard, Jeanne Crépeau et moi-même demandons à la fin juin 1991 le retrait de nos œuvres de l’exposition.

« La censure est inhérente à ce type d’institution. Il fallait s’y attendre. Mais quand on fait de la censure, on doit être conséquent et l’assumer. Qu’en est-il du véritable respect, ici ?2 »

 Ces propos de Marc, rapportés par le journaliste Daniel Carrière du quotidien Le Devoir, expriment le fond de sa pensée; malgré la solidarité exprimée par ses pairs, il sort blessé de cet événement. 

Écorché, souvent critiqué, Marc n’était pas imperméable aux perpétuels questionnements qui entourent la diffusion de ses œuvres. Las des attaques dont elles font perpétuellement l’objet, Marc retirera ses œuvres de Vidéographe à l’aube des années 2000. Il a pour ainsi dire abdiqué et mettra ainsi sa production d’artiste vidéo en veilleuse.

[ Fig. 35 ] Marc Paradis au Café-théâtre Le Hobbit, 197?.

La face cachée du Paradis

 

Pour comprendre l’œuvre de Marc Paradis, il faudrait rédiger un catalogue des chantiers qu’il a menés de main de maître. Cela permettrait de saisir l’ampleur de la tâche qu’il a accomplie au fil du temps et des tendances qu’il a véritablement inscrites dans notre paysage.

[ Fig. 36 ] Simon B. Robert, Marc Paradis et Eric Duchesne, 198?.

Ainsi, de 1976 à 1979, Marc joue un rôle important, avec l’aide de son partenaire Éric Duchesne, dans la résurrection du quartier Saint-Jean Baptiste de Québec en fondant le café-théâtre Le Hobbit. Ce lieu de création théâtrale est au cœur de la mutation d’un quartier qui se bat alors pour sa survie face aux pics des démolisseurs. Il institue avec ce bâtiment restauré un pivot pour le renouvellement de la rue marchande. Il se battra pour y présenter une dramaturgie comprenant les premières pièces de Marie Tifo, Léo Munger et Germain Houde.

De retour à Montréal en 1980, il effectue un travail de moine dans un taudis qu’il transforme en un studio stylé sur la rue Amherst (nom datant d’une époque révolue) pour y répéter avec une troupe qu’il rassemble autour du texte Aux yeux des hommes écrit par John Herbert et présenté au café-théâtre Nelligan de Montréal à l’automne 1980. 

Ses laboratoires de création sont les décors de ses appartements situés tour à tour sur les rues Drolet, Sherbrooke, Rachel, le boulevard St-Laurent et l’avenue du Mont-Royal. Des lieux uniques décorés de toiles de Riopelle, Ferron et de jeunes peintres, somptueusement meublés et dotés de systèmes de son toujours à la fine pointe de la technologie. Du luxe, des couleurs, des accessoires et des œuvres épousant ainsi les lieux qu’il occupe avec ses amoureux. Des lieux habités aussi à toute heure du jour et de la nuit par une ribambelle de gens qui partagent des idées, des projets, du temps et des joints avec Marc.

[ Fig. 37 ] Marc Paradis, Québec, 1977

Dans la foulée des années 1980, Marc participe à la création de la boutique de mode de sa soeur Pascale située sur la rue Saint-Denis à une époque où cette artère marchande était prisée et vivante. On lui doit la rénovation du Café Méliès et de Vidéographe qui avaient tous deux besoin d’un bon coup de pinceau et de son inspiration pour renipper les deux institutions.

Dans les années 1990, malgré plusieurs tracas administratifs, la façade de son appartement rénové de l’avenue Mont-Royal deviendra le modèle copié par les fonctionnaires de la ville de Montréal pour la rédaction du plan directeur de l’avenue.

Marc possède un flair et un goût évident autant pour des projets de rénovation modestes que pour ceux qui exigent de déplacer des montagnes. À l’aube des années 1990, il fait la rencontre du riche et célèbre circassien Guy Laliberté. C’est le début d’une grande aventure qui occupera toute la place dans la vie de Marc durant les deux prochaines décennies. 

Marc y gèrera notamment le colossal projet de construction de la résidence principale de Guy Laliberté située sur le Mont St-Bruno. Projet de construction qui s’échelonnera sur plusieurs années. Pour ces durs travaux, il réunit là encore autour de lui une troupe de jeunes travailleurs, souvent des décrocheurs, qu’il appelle affectueusement « les pic-pics » en référence au son des travaux exécutés par ces derniers doublé d’une pointe d’humour quant à leur condition sociale. 

Marc vivra en permanence sur le chantier et le supervisera des premières coulées de béton jusqu’à l’achat des meubles, des œuvres d’art et des objets du quotidien.

Un clé en main livré par l’artiste vidéo qui devient ainsi un expert reconnu en décoration, en construction, en rénovation de villas situés au Bahamas, Las Vegas, Los Angeles et bien d’autres lieux magiques de ce monde.

[ Fig. 38 ] Marc Paradis, 199?.
[ Fig. 39 ] Photo de profil Facebook de Marc Paradis, 2018.

À partir des années 2000, alors que nos vies prennent des chemins différents, peu à peu notre relation devient épisodique, puis, avec le temps, le reste de son histoire, je ne la connais pas. Nous n’en avons jamais discuté.

L’annonce de son départ définitif fait l’effet d’une bombe dans mon cerveau. Les journées suivant l’annonce de sa mort sont teintées d’un spleen grandissant lorsque, tour à tour, je croise des rues, des maisons et des lieux qui ont joué un rôle significatif dans sa vie, nos vies. Je découvre que ma mémoire me joue des tours alors que je ne retiens que des parcelles bien floues de ces décennies si riches et si intensément vécues. 

Comment retrouver les nombreux repas partagés avec et grâce à lui ?  Comment évoquer les fabuleux voyages vécus dans tout le Canada, en Californie, aux Bahamas, en Europe ? Comment décrire sa famille, son père, sa mère, ses frères, sa sœur, ses nièces que je connais et qui sont les témoins privilégiés de ses hauts et ses bas ? Comment écrire sur une personne dont l’existence demeure indescriptible, voire inconnue, sur plusieurs points ? Comment parler de sa vie intime et de ses amours alors que je n’en sais rien ? Comment le hasard, la fatalité ou le destin ont permis que, Jean Tourangeau et toi, vous nous ayez quittés la même semaine ? Voilà bien des questions laissées sans réponses.

[ Fig. 40 ] Marc Paradis dans <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.

Restent ses paroles accompagnant les derniers instants de la vidéo Le voyage de l'ogre qui, à compter de son enregistrement face à la caméra à l’été 1981, me questionnent depuis toujours :

« Pourquoi John Gacy ?

Pourquoi un sujet comme ça ?

Parce que dans une expérience des limites extrêmes, comme lui l’a vécu, la gamme des fantasmes est immense. Tu peux y placer tous les tiens à loisir. C’est la seule chose qui compte dans la vie.

S’il n’avait pas été là ? 

Pourquoi mettre un si ?

Le rapport entre le réel et l’imaginaire, c’est un si. »

[ Fig. 41 ] Marc Paradis, 198?

Adieu mon ami

 

Au retour de la rencontre organisée en sa mémoire par sa nièce Catherine en septembre 2019, j’écris et publie ce mot :

M

Che strano... 

Dans un décor du sud situé sur la rue Ontario, aujourd’hui à l’Abreuvoir, nous sommes allés te saluer, se souvenir, échanger, comprendre et (re)coller certains morceaux perdus, retrouvés.

Nos vies sont des romans. 

Et ton dernier chapitre y révèle l’origine de toute la tienne.

Et tout tombe sous le sens, tout devient si clair, si tragique et souffrant. 

Que dire ? Que dire de plus ? Te laisser partir avec ton secret ou parler du bourreau, des victimes, du voyage de l’ogre et de sa cage de mots.

Tu l’as fait abondamment. Nous sommes demeurés aveugles. Sourds et muets aussi.

Un flair d’enfer, une tête en art, un sexe dérangeant, des envies et des idées si saugrenues…

Du blanc. Du noir. Peu ou pas de gris. Marguerite est tombée en amour avec toi, rien de surprenant. Simple accord de survivants, d’accros, d’écorchés.

Et l’idée de relire le début du récit… 

Retrouver des échos vifs de ta pensée Paradis.

Pour que ta chanson, ta vie croisent nos esprits.

Manger et plonger dans la nuit. 

Convier la grâce et ses amis. 

Rêver mille et une illusions, mille et une fictions, mille et une maisons...

RIP mon ami

  1. Castonguay, Gilles. « Marc Paradis : le voyage vers Gacy. » Le Berdache 28, (mars 1982) : 18-19. 
  2. Carrière, Daniel. « Six vidéastes retirent leurs oeuvres du Musée du Québec. » Le Devoir, samedi 29 juin 1991, A4.

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[ Fig. 01 ] <i>Le voyage de l'ogre</i> (capture vidéo), 1981.
Karine Boulanger

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