Fragments et multitudes : autour de trois œuvres
C’est souvent son visage dont on se rappelle quand on pense aux soirées du Groupe Intervention Vidéo (GIV). Son visage et sa présence. Debout devant le public, Anne Golden nous présente des artistes et leurs univers vidéographiques. À chaque intervention, elle célèbre le GIV et la communauté que le centre représente. Elle trace la distance, pèse le temps, nourrit les liens temporels et personnels qui nous lient les un.e.s aux autres. Son visage, sa présence, sa voix. Un timbre posé qui également résonne et berce, tant en français qu’en anglais, comme si nous étions branché.e.s sur une émission de radio nocturne dont l’attrait nous maintient en éveil. Son visage, sa présence, sa voix et son humour. Impossible de résister, le sourire monte aux lèvres dès les premiers signes de plaisanterie.
Visage, présence, voix et humour. Autant d’éléments qui cristallisent le GIV dans notre esprit autour d’une personnalité remarquable, celle d’Anne Golden.
Pourtant.
Pourtant, ce n’est pas cet exercice qui définirait Anne au mieux. Il y a là, me semble-t-il, un décalage entre notre perception et la manière dont Anne envisage cette place que lui a donnée le GIV. Au fil des discussions, on se rend compte que, malgré cette apparente assurance, elle est toutefois plus encline à faire un pas en arrière pour mieux célébrer les artistes, un geste de recul pour laisser place aux vidéos, une parole en moins pour laisser la collectivité se déployer le plus librement possible.
Quand on parle d’Anne, entre collègues et artistes du GIV, c’est cette générosité qui est la première à se manifester. Une générosité qui se traduit également par une connaissance riche, détaillée et enthousiaste des œuvres et artistes, vidéastes et autres activistes, qui tissent de près ou de loin l’étoffe du GIV. Un engouement insatiable pour la vidéo et ses créateur.rice.s qui se retrouve par ailleurs dans son abondant travail de commissaire.
Maintenant, c’est à nous de réaliser cet exercice dans lequel elle excelle, c’est-à-dire de nous effacer quelque peu pour célébrer ses talents multiples tout autant que son œuvre et ce, avec cette même affection dont elle fait toujours preuve quand elle présente le travail des autres. On dit souvent, à raison, que l’histoire des centres d’artistes passe par les récits de leurs membres qui, collectivement, construisent la mémoire de l’organisme. Il en va de même pour rendre hommage à ses acteur.rice.s. Entre histoire orale, discussions informelles et autres souvenirs, et en dialogue avec le GIV, j’aimerais dans ce court texte mêler trois œuvres d’Anne, trois étapes de son travail vidéographique, à différentes facettes de sa personnalité, de ses engagements et de ses passions. Autant d’aspects, plus ou moins connus, plus ou moins révélés, derrière un visage, une présence, une voix et un humour.
Quand on évoque l’arrivée d’Anne au GIV en 1987 (certain.e.s disent 1988), le rythme de la conversation s’accélère et les anecdotes se multiplient. Il est question de manifestations, de marches des femmes, de séjours dans des sous-sols d’église, d’activisme avec caméra sur l’épaule, de tournées avec les artistes et de conversations engagées. Le paysage dépeint se brouille dans l’urgence du moment : les luttes féministes se déroulent tant dans la rue que sur les bandes magnétiques assemblées lors de longues séances de montage (pré-montage au GIV, montage au Vidéographe). Au cœur des évènements, on retrouve Anne, ses collègues et ami.e.s du GIV et d’ailleurs, qui enregistrent ce mouvement sur un équipement vidéo qui, bien qu’il soit lourd et engageant physiquement, les suivait partout. Anne apparaît dans ce tableau tant devant que derrière la caméra : elle navigue de rencontre en rencontre pour donner la parole aux personnes qui habitent ces espaces militants. Et plus particulièrement aux femmes. Si elle incite la parole des artistes et activistes qu’elle côtoie, c’est surtout dans le respect des silences et des limites de ses interlocuteur.rice.s qu’Anne se démarque. Une touche particulière et unique qui caractérise son approche documentaire et personnelle. De ces rencontres naissent plusieurs vidéos, mais aussi des amitiés solides et des collaborations pérennes1.
LES AUTRES (1991) cristallise ce moment. Donnant la parole à des activistes et à des citoyen.ne.s, la vidéo ouvre un dialogue important sur la question du VIH/sida au Québec et sur l’absence des femmes dans cette discussion. La vidéo expose l’effacement de toute politique de prévention dans la couverture médiatique sur le sujet, au profit d’une rhétorique raciste et homophobe très largement véhiculée. Les personnes interrogées parlent concrètement, sans tabou, des manières dont il est possible de pallier ces absences et de déconstruire ces récits. Entre diverses images de coupures de presse, toutes jouant sur la panique et le scandale, on découvre en contraste le travail de fond de différent.e.s militant.e.s, des conseils pratiques en regard du safe sex, mais aussi les voix des plus jeunes, partageant leur volonté de mieux comprendre la situation et d’agir en conséquence. Il s’agit d’un documentaire fort et direct qui capture avec justesse l’importance et la complexité d’un événement à travers les personnes qui en sont les acteur.rice.s plus ou moins actif.ve.s et le rôle que chacun.e peut se donner pour changer la situation.
De cette parole autre, on peut passer à une différente forme d’engagement qui s’incarne ici dans des formes queer plus intimes et corporelles. Ce glissement n’est lui-même pas étranger aux différents renouveaux qui se manifestent au GIV dans les années 1990. Le centre d’artiste, devenu dans les années 1980 un espace consacré à la promotion des œuvres réalisées par les femmes, se diversifie alors quant aux types de vidéos distribuées : du documentaire, on passe à la vidéo d’art, des artistes non québécois.e.s intègrent le catalogue, et les perspectives et les collaborations nationales et internationales abondent. L’engagement vidéographique féministe se poursuit donc, tout en se déclinant sous de nouvelles formes. Cette ouverture se lit dans le travail d’Anne qui réalise une série d’œuvres complexes, crues, affectives, surréalistes, humoristiques qui explorent l’intimité, les corps, la sexualité. L’activisme s’y déploie dans la chair, vidéographique et organique. L’intimité est incarnée. Les corps y sont révélés, filmés et célébrés.
Si, dans cette optique, les incroyables FAT CHANCE (1994) et BROTHERS (1998) viennent tout de suite à l’esprit, c’est toutefois BIG GIRL TOWN (1998) que j’évoquerais ici. L’œuvre s’impose en effet comme une forme particulière de vidéo d’art féministe qui déjoue la dichotomie traditionnelle entre ce medium et son équivalent cinématographique pour nous offrir un récit aussi engagé que drôle. Puisant ses codes dans le western, BIG GIRL TOWN met en scène un affrontement entre les habitantes de Big Girl Town et celles de Thin Girl Town autour d’une commande de jeans malencontreusement échangée. Un humour grinçant flirte avec du body politics, déclenchant une confrontation aguicheuse assumée : les ennemi.e.s se séduisent autour d’une danse folklorique et se réjouissent finalement de leurs différences. Ici, l’étendue et la portée de la passion d’Anne pour le cinéma et la vidéo se reconfigurent dans un joyeuse ode à ses ami.e.s, à son identité queer, à son corps et aux ruelles montréalaises. « Godspeed big girls! »
Ce que l’on voit pointer, dans BIG GIRL TOWN, c’est aussi un amour pour le cinéma de genre. Le western, la science-fiction, les comédies musicales et l’horreur, mais aussi les formes cinématographiques les plus expérimentales et surréalistes occupent une place privilégiée dans le travail d’Anne, que l’on parle de ses vidéos ou de son travail de commissariat. Parce qu’au-delà du GIV, Anne représente aussi le Montreal Underground Film Festival (MUFF) et la Montréal Monstrum Society. Autant de manifestations aimantes des films sous toutes leurs formes les plus étranges. Dans ce cadre, l’expérience de programmation en collaboration avec Anne vous amènera à apprécier une œuvre chantante, traitant d’une invasion extraterrestre et exécutée avec des effets spéciaux datant des plusieurs décennies, juste avant de vous faire découvrir une passion insoupçonnée pour les slashers des années 1980. Une montagne russe émotionnelle, riche de beautés inattendues, de bizarreries hors normes, d’humour décapant et, toujours, d’un solide fond militant. On retrouve par ailleurs ce motif au GIV, dans les soirées de projections La Voûte/The Vault qui, réunissant des œuvres passées et actuelles de divers.e.s artistes, ont eu pour thèmes ses dernières années « Fermer l’œil », « machines obsolètes », « Offworld » ou encore « Sinistres parasites ».
Ce goût de l’uncanny, cette inquiétante étrangeté, peut être repéré très tôt dans les vidéos d’Anne (My Heart the Tourist, 2001). Mais c’est dans les séries de vidéos réalisées à partir des années 2010 que cette passion déborde dans un élan créatif : 76 vidéos depuis 2011, orchestrant found footage, fantômes, monstres et science-fiction. Parmi cette production prolifique, on retrouve dans PIECES (2016) une énergie similaire à celle des œuvres précédentes, cette sorte de joie dans l’excès qui, ici, regorge d’imageries fantasmagoriques. Enchainement énervé de très courts extraits de films d’horreur, la vidéo nous plonge dans un mouvement continu qui joue avec notre mémoire cinéphile pour se déformer petit à petit et brouiller les pistes sensorielles. On participe, dans la peau d’un voyeur, à rapiécer frénétiquement cet amas de morceaux disparates. Psycho ? The Excorcist ? Est-ce possible que j’aperçoive la série Dark Shadows ? Rien n'est certain si ce n’est ce mouvement qui nous rapproche sans cesse de nos souvenirs, sans jamais les atteindre.
Justement, les souvenirs. Dans ces quelques mots, je n’ai presque pas parlé de la nostalgie, de la mémoire, du sommeil et des archives, qui arrivent dans l’œuvre d’Anne par ondes fantastiques. Autant d’espaces hantés par une certaine mélancolie qui transcende le temps, à la fois joyeux, à la fois tristes. Peut-être s’agit-il de pudeur ? Peut-être ce territoire est-il encore à défricher ou à explorer ? Il reste en effet bien des choses à dire et à écrire sur Anne, sur son œuvre (vidéographique et littéraire, mais aussi en tant qu’enseignante et commissaire), ses gestes et sa parole.
Car il ne s’agit ici que d’un fragment d’hommage. Derrière un visage, une présence, une voix et un humour que l’on associe bien souvent au GIV, se déploient donc une œuvre et une personnalité aux dimensions multiples. Si plusieurs liens peuvent être tracés dans son travail entre différents grands thèmes (un dialogue constant entre activisme, humour et amour du cinéma et de la vidéo), un autre fil rouge peut également être observé : celui de la communauté. Anne exécute dans son œuvre de précis pas de retrait qui mettent en avant ou évoquent ses proches, ses héro.ïne.s, ses collaborateur.rice.s et ses protagonistes. Autant de personnes qui pourraient elles-mêmes alimenter les histoires ici présentées, nous les raconter sous un jour nouveau, combler les oublis et les absences, constituer des archives. Autant de voix qui, je l’espère, se feront entendre pour continuer de célébrer Anne Golden.
- Voir aussi LES MARCHEUSES (Petunia Alves, Anne Golden et Stella Valliani, 1995).