[ Fig. 01 ] THE EXPERIMENT, 2020.

L'avant et l'après des images

Entretiens avec Anne Golden dirigé par Nicole Gingras

Par son travail d’artiste, de commissaire, d’autrice, d’enseignante et par son implication avec le GIV – Groupe Intervention Vidéo, Anne Golden contribue depuis le début des années 1990 à la visibilité de la vidéo indépendante, à la reconnaissance d’un média qui a traversé plusieurs transformations et à l’affirmation d’une parole activiste, féministe, queer. Elle incarne une force tranquille du paysage québécois et canadien, une présence essentielle qui demeure énigmatique.

Son œuvre se déploie sous le signe de l’hybridité et d’une apparente contagion entre les approches, les formes, les genres, les esthétiques. Anne Golden aime raconter : les récits sont traités avec diligence et affection, mais aussi avec une désinvolture où s’insinuent une touche d’humour et un certain détachement. L’artiste révèle une étonnante capacité à se mouvoir dans la matière image. Elle traverse la mémoire du cinéma, l’histoire de la vidéo, ses propres récits ou ceux des autres et accueille au passage les fantômes qui s'invitent dans son œuvre.

Pour épouser la mobilité et la plasticité du regard d’Anne Golden sur le monde qui l’entoure, le format de l’entretien s’est imposé. Il a permis de rendre perceptible ce mouvement de la pensée nécessaire à la pratique d’une artiste animée par des intuitions, des hésitations et des interrogations.

Nicole Gingras

[ Fig.02 ] THE EVENT, 2020.

Nicole –  Comment débute ton histoire avec la vidéo ?

Anne –  Je ne crois pas avoir touché à une caméra vidéo avant 1986 ou à peu près. J’adorais le cinéma et ce n’est qu’après mes études en cinéma à l’Université Concordia, vers 1983, que j’ai découvert la vidéo. C’est comme si Concordia avait pris une jeune banlieusarde qui aimait regarder des films hollywoodiens à la télévision et l’avait ébranlée en l’exposant davantage à tous les genres et types de cinéma. Un cours sur le cinéma expérimental enseigné par Mario Falsetto, professeur généreux et formidable, a été incroyablement déterminant. Je pense aussi à un autre cours formateur sur le film noir, donné par Carole Zucker, une pédagogue incroyable. J’ai également étudié avec Tom Waugh qui m’a, entre autres, fait découvrir des aspects du cinéma queer.

Par la suite, j’ai commencé à travailler au Festival international de films et de vidéos de femmes de Montréal. Ce fut le début d’un long processus qui m’a initiée à l’art vidéo, au cinéma indépendant et à l’activisme et qui a peut-être ouvert la voie à un travail lié à mon amour des images en mouvement

[ Fig.03 ] VISTA, 2020.

N – Y a-t-il un film, une réalisatrice ou un réalisateur qui a joué un rôle déterminant dans le fait que tu commences à tourner des images, à faire du cinéma ou de la vidéo ?

A- De nombreux artistes m’inspirent. Dans certains cas, c’est la beauté pure et simple des images de ces artistes qui est une source d’inspiration. Dans d’autres, c’est l’explosion pure et simple de la nouveauté ou l’éclatement des genres et des formes.

Voici certains des longs métrages qui me hantent aujourd’hui (car, demain, j’en ajouterais d’autres à cette liste) : La règle du jeu (Jean Renoir), La splendeur des Amberson (Orson Welles), Les yeux sans visage (George Franju), Peeping Tom (Michael Powell), Meet Me in St. Louis (Vincente Minnelli). J’aime le travail de Kenneth Anger, Jean Cocteau, Stan Brakhage, Sidney Peterson, Dimitri Kirsanoff, James Sibley Watson et Melville Webber, Andy Warhol, Maya Deren, Shirley Clarke, Arthur Lipsett, Hollis Frampton, Carolee Schneemann.

En vidéo, j’ai plusieurs héros et héroïnes : Lisa Steele, Doris Chase, Lorna Boschman, Paul Wong, Zachery Longboy, Dana Claxton, Cathy Sisler, Nik Forrest, Manon Labrecque, Nathalie Bujold, Jean-Pierre Boyer, Thirza Cuthand. Et j’en passe.

Il y a aussi mon amour pour les films d’horreur qui nourrit ma pratique. J’écris sur l’horreur et j’enseigne le genre ; je reviens encore et encore à des films comme Halloween, The Others, The Babadook, The Shining, The Innocents, The Witch, Hereditary et, oui, tant d’autres.

[ Fig.04 ] ÉCRANS, 2015.

N – Tu as d’abord réalisé des vidéos documentaires, puis tu apparais comme un personnage de fiction et, dans d’autres œuvres, tu sembles jouer ton propre rôle, au même titre qu’une performeure. Comment expliques-tu cette alternance chez toi d’être derrière ou devant la caméra ?

A – J’ai réalisé ma première vidéo, LES AUTRES (1991), en collaboration avec Petunia Alves1. C’est un documentaire qui s’inspire des vidéos d'activisme VIH/sida de New York, telles que celles réalisées par Testing The Limits, Gay Men’s Health Crisis ou par des artistes comme Jean Carlomusto. Petunia et moi voulions faire une œuvre qui parle directement de la situation à Montréal en matière d’éducation et d’activisme sur le VIH/sida. L’œuvre suivante, SAFE SOAP (1993), a été réalisée dans le cadre d’une résidence au Banff Centre. J’ai alors travaillé avec une équipe entière de production, situation que j’ai trouvée très étrange et difficile. Je crois fermement que mon travail a bénéficié de situations et d’expériences que j’ai vécues. Ainsi, en 1995, je coréalise avec le GIV la vidéo militante LES MARCHEUSES, documentant la Marche du pain et des roses de 1995.

Après SAFE SOAP, j’ai commencé à faire un travail dans lequel une version fictive de moi-même est apparue. Ce n’est pas Anne Golden, mais une Anne qui joue une version d’elle-même. J’ai été influencée par les œuvres des débuts de la vidéo et par le fait qu’elles comportaient souvent une mise en scène de soi. Je pense à de nombreux exemples, mais bien sûr le principal est Birthday Suit with Scars and Defects (1974) de Lisa Steele, une œuvre phare.

[ Fig.05 ] SOMME, 2004.

Lorsque j’ai fait des œuvres qui « parlaient » de moi, comme FAT CHANCE (1994), LES AVENTURES DE PONYGRIL (2000) ou SOMME (2004), j’interprétais un personnage ou, plus précisément, une version de moi-même. Je jouais déjà avec les notions de vérité et de fiction et avec l’idée qu’il n’y a pas qu’une seule vraie histoire. Je pense que je suis allée à peu près aussi loin que possible dans cette direction.

Mon travail est personnel. Il reflète des obsessions que je pourrais avoir. J’adore les westerns, aussi problématiques soient-ils, BIG GIRL TOWN (1998) utilise des tropes du genre tout en les détournant. Je souffre d’insomnie, mais SOMME (2004) a porté ce trouble à un niveau supérieur. Pour FAT CHANCE, j’ai travaillé avec le collectif Lock Up Your Daughters. Le projet était centré sur des artistes lesbiennes réalisant une œuvre sur la sexualité. J’ai alors pris la décision d’apparaître dans la vidéo, car c’était une œuvre si intensément personnelle. J’ai lutté contre le fait d’être grosse toute ma vie. L’œuvre vise à tenter de se sentir bien dans son corps. Il aurait été étrange de faire une œuvre sur le désir et la taille sans y apparaître. D’une certaine manière, en y repensant, c’était naturel.

[ Fig.06 ] FAT CHANCE, 1994.

N – Au fil des ans, la dimension historique du cinéma, la valeur que l’on accorde et celle que tu accordes de plus en plus aux archives semblent l’emporter sur d’autres problématiques que tu as traitées précédemment.

A – Au cours des 8 ou 9 dernières années, j’ai cessé de me filmer dans mon travail, à l’exception de quelques apparitions furtives. J’ai également commencé à travailler avec des archives, en particulier, celles disponibles dans la collection Prelinger2. Je plaisante en disant que cela est dû à la panne de ma caméra miniDV Sony bien aimée, mais cela ne raconte qu’une fraction de l’histoire. Je cherchais à utiliser des images qui n’étaient pas les miennes et voir si je pouvais créer quelque chose qui m’appartiendrait, en quelque sorte.

[ Fig. 07 ] THE COMMUTER, 2020.
[ Fig. 08 ] THE HIGHWAY, 2020.

Lorsque je me suis tournée vers le trésor que représentent les archives Prelinger, j’ai eu l’impression de créer des essais visuels et sonores. Dans ce récent travail, la mise en scène du soi fait partie intégrante du torrent d'images que je crée. Mais cet aspect s’ajoute à de nombreuses autres considérations formelles, de sorte que mes œuvres récentes ne portent pas clairement et précisément sur l’autoreprésentation. En revanche, ce sont des œuvres personnelles qui reflètent des expériences que je vis ou que j’ai vécues récemment. Par exemple, la mort de mon père a inspiré plusieurs œuvres dont THE COMMUTER (2020), THE ARRANGEMENTS (2020) et THE HIGHWAY (2020). Le fait que ma mère soit atteinte de démence est également très présent, notamment dans les œuvres qui présentent des barrages d’images abstraites comme SPECKS (2020) et PIECES (2017). Je ne sais pas à quoi ressemble la démence, mais j’ai imaginé que cela pouvait ressembler à un flot d’images différentes qui apparaissent et disparaissent.

Pour être honnête, je ne sais pas vraiment pourquoi je n’apparais plus dans mon propre travail. J’y pense encore. Cela a peut-être à voir avec le fait de vieillir et de ne pas aimer ce que je vois. C’est peut-être aussi lié au fait que mon attirance pour les archives Prelinger exerce une étrange nostalgie qui me hante et me captive.

[ Fig. 09 ] PIECES, 2017.

N – Dans les années 1990 et 2000, tu collabores avec d’autres artistes à la réalisation de vidéos et aussi, souvent, pour le commentaire en voix hors champ. C’est un aspect de ta pratique qui m’a toujours interpellée : ta voix, une voix incarnée et sensuelle, qui contribue à la fluidité du récit. J’ai l’impression qu’en travaillant avec les archives Prelinger, tu as fait le deuil de ce magnifique travail de conteuse et de narratrice. Je me trompe ?

A – Je suis d’accord. Avant 2005 (à peu près), on me demandait plus souvent de faire des narrations ou des voix hors champ. Par exemple, j’ai fait la narration pour Materia Prima (1997) de Nancy Marcotte et pour les bandes annonces en anglais et en français de L’Escorte (1996) de Denis Langlois. Ces invitations et le processus me manquent. De temps en temps, on me demandait de faire la narration pour des documentaires ou des bandes annonces de longs métrages. Harold Crooks m’a engagée pour faire la narration de son documentaire The Price We Pay. J’ai apprécié le temps passé en studio, mais j’étais aussi très consciente que je n’étais pas une professionnelle qualifiée. Je suis très gênée et nerveuse lorsque je dois « jouer ».

Je caresse l’idée de faire un jour une narration sur des images des archives Prelinger. Je joue avec l’idée. J’imagine que la narration serait minimale et peut-être aussi sans rapport avec les images, d’une certaine manière. En fait, je ne suis pas certaine d’en avoir fini avec ma voix. Je pense aussi que ma voix est encore présente dans certains de mes travaux, mais on ne peut pas l’entendre. Trop mystique ? Sans doute.

[ Fig. 10 ] THE TREND, 2020.

N – Ton travail avec les archives Prelinger révèle ta passion pour le cinéma, mais il y a aussi ton regard d’archiviste, de féministe, de programmatrice et d’enseignante du cinéma et de la vidéo qui est convié lorsque tu visionnes ces archives. À l’étape de recherche ou de repérage, as-tu l’impression que tu es en quête de bribes de récits pour écrire un film ?

A – Lorsque je regarde les films des archives Prelinger, je ne cherche rien de particulier. Je regarde les documents et je découvre s’il y a une ou plusieurs images qui m’interpellent. Comme tu sais, il y a beaucoup d'images magnifiques et captivantes dans ces archives.

C’est en voyant des images qui me saisissent que je commence à réfléchir. Je n’ai pas l’impression d’écrire un film, mais je me sens attirée par l’aura d’une image.

Je me demande souvent ce que je suis en train de faire et comment je réutilise ces archives. Cela peut paraître étrange, mais je m’identifie fréquemment aux images d’une personne lorsque je fais le montage. J’ai parfois l’impression que cette personne est ma doublure. Lorsqu’elle regarde la caméra, instant qui devient un regard destiné au spectateur, je pense parfois que cette personne me regarde et que mon travail consiste à ne pas la décevoir parce que, d’une certaine manière, je vois dans son regard quelque chose qui reflète ce que je ressens.

[ Fig. 11 ] MELODRAMA, 2019.

N – Ce travail récent expose ton talent au montage par association, opposition et friction, donnant à ces courts métrages une grande fluidité. Il y a aussi un impressionnant travail de mémoire de ta part, car je remarque que certaines scènes passent de l’une à l’autre de tes œuvres.

A – Je travaille souvent sur deux projets simultanément. Si j’essaie quelque chose et que cela ne fonctionne pas, je laisse le projet de côté pendant des semaines, voire des mois, et j’y reviens. Après avoir repéré et sélectionné quelques films dans les archives, je me concentre sur la possibilité de retravailler une image ou une séquence pour en faire une version courte dans un de mes genres cinématographiques favoris, soit le film d’horreur, le film noir ou le mélodrame. J’ai également tendance à travailler sur trois ou quatre œuvres d’affilée qui pourraient être considérées comme narratives, puis à passer à quelque chose de plus expérimental avec des images plus abstraites. Une chose à laquelle je pense en travaillant est le choc des images : la couleur et le noir et blanc ; le jour et la nuit ; des images vierges qui semblent parfaitement conservées par rapport à d’autres qui se sont gravement détériorées.

[ Fig. 12 ] THE SPIN, 2020.
[ Fig. 13] THE FORMULA,

N – S’agit-il pour toi d’une opération de déplacement du contenu ou plutôt d’une forme de réécriture ou de recontextualisation ? Dirais-tu que ces archives peuvent être utilisées à l’infini ?

A – La première idée qui m’est venue en lisant ta question, c’est que je ne veux pas être trop gourmande. Je réfléchis souvent au fait qu’il m’arrive de considérer cette activité de visionnement et de re-travail comme une forme de pillage. C’est pourquoi je pense qu’il faut se donner une limite de temps pour cette phase de création portant sur un travail avec les archives. Je crois bien que les archives peuvent se prêter à des combinaisons infinies. Le problème, ce n’est pas les archives. Le problème, c’est moi. J’ai parfois l’impression de me répéter.

Je répondrais oui, à tes trois suggestions : déplacement du contenu, réécriture, re-contextualisation. Je retravaille activement certaines images d’archives. Certains de ces films sont incroyablement optimistes quant au progrès et à la technologie. L’agitation de la vie moderne y est plus souvent célébrée que critiquée. Les problèmes sociaux sont classés par catégories et des solutions encourageantes sont proposées. Les femmes apparaissent, mais elles sont souvent exhibées comme des objets ou à moitié absentes. Les voix masculines dominent. Je n’ai pas encore entendu de narratrice dans ces films d’archives, mais je suis certaine qu’il y en a quelques-unes.

Je me retrouve à réfléchir aux personnes qui ont réalisé les films, mais aussi à celles qui sont dans les photogrammes. Ces personnes regardent la caméra et sourient. Leurs images sont conservées dans les archives, mais elles ont eu une vie en dehors de ces cadres, au-delà des contraintes de la narration et de la pellicule. Je vois des chiens, des chats et d’autres animaux, et je sais qu’ils sont disparus depuis longtemps. Ces images sont des fantômes. Et ces images fantômes sont peuplées d’autres fantômes. À manipuler avec précaution, je pense. J’espère que je suis respectueuse, même si, à certains moments dans mes œuvres, je traite avec humour ou critique la représentation originale.

[ Fig. 14 ] THE HALL, 2019.

N – Au-delà de cette forte sensation d’un temps suspendu, d’une époque révolue qui se dégage de l’ensemble de ton travail et de tes préoccupations, existe-t-il un lien autobiographique entre les archives Prelinger et tes propres archives ou celles de ta famille ? Par exemple, est-ce qu’au sein de ta famille, des membres ont tourné en 8 mm ou en super8 ?

A – Il n’y a qu’un seul film 8 mm que je connaisse dans ma famille. Il s’agit d’images du mariage de mes parents en 1950. Je ne l’ai jamais utilisé dans mes travaux. C’est trop personnel. Aucun membre de ma famille n’a eu de caméra vidéo. Je crois que j’ai été la première à capturer certaines réunions familiales en vidéo. J’ai enregistré quelques-uns de ces événements avec une caméra Vidéo 8. J’aurais aimé qu’il y ait plus d’archives filmées de notre famille. S’il y en avait eu davantage, je me sentirais peut-être moins en conflit avec la réutilisation des images familiales.

Ce sont les histoires autour et derrière les images que j’aime. Lorsque je vois des images de la collection Prelinger, je pense souvent aux histoires possibles derrière ces images. Lorsque je vois des personnes dans des films d’archives portant la mode de l'époque, je spécule sur leur vie. Ont-elles combattu pendant la Seconde Guerre mondiale ? Souffrent-elles de troubles post-traumatiques ? Quel type de voiture conduisent-elles ? Sont-elles des cinéphiles ? Les idées affluent, je suis persuadée que les histoires sont là, mais je les découvre rarement. Les gens gardent leurs mystères.

[ Fig. 15 ] PERHAPS, 2017.
[ Fig. 16 ] THE STRIDE,

N – Revenons à cette notion d'image fantôme déterminante dans ton travail. ll émerge de plusieurs de tes œuvres un profond sentiment de nostalgie, présent non seulement dans ton travail avec les archives Prelinger, mais aussi dans tes œuvres de fiction expérimentales ou plus abstraites. J’aimerais t’entendre sur ton attachement au passé.

A – La nostalgie est la clé. Je l’éprouve fréquemment. Je pense que je suis souvent coupable de nostalgie mal placée. J’essaie maintenant de m’impliquer dans mes émotions nostalgiques, en les embrassant, lorsque je vois une belle voiture des années 1940 ou lorsqu’un narrateur me dit que de bonnes choses vont arriver. Je ne veux pas retourner à ces voitures ou à cet optimisme envers le progrès. Je veux rester ici, dans le présent, avec certaines de ces images qui me parlent d’une manière particulière.

Parce que je programme des œuvres depuis près de 40 ans et dans divers contextes de présentation, je me souviens de présentations spécifiques. J’ai montré certaines œuvres plusieurs fois, et pendant plusieurs années. Je montre donc des œuvres qui me rappellent des souvenirs spécifiques, un peu comme des fantômes. Et ces souvenirs, sont-ils clairs, précis et corrects ? Je n’en suis pas certaine. Mais je les ressens et ils deviennent partie intégrante de l’événement lorsque je regarde à nouveau une vidéo ou un film que j’ai déjà vu. Parfois, je crois que le vernis de la nostalgie est un ennemi.

[ Fig. 17 ] WRAITH, 2017.

N – La présence des fantômes ne serait-elle pas aussi une façon oblique de parler de toi ?

A – Je pense souvent aux fantômes. J’ai utilisé des métaphores de fantômes lorsque j’étais commissaire ou que j’écrivais. J’aime l’idée de la nature éphémère du visionnement d’un programme d’œuvres. J’imagine toujours que des particules de ces œuvres émergent de l’écran et se déposent sur le corps des spectateurs. Tout le monde regarde la même œuvre d’art médiatique. Chacun, chacune la reçoit différemment. Qu’est-ce qui est transmis ? Y-a-t-il quelque chose d’autre dans le faisceau d’un projecteur de films sur pellicule (assez rare de nos jours) ou dans la lueur des projecteurs plus récents ? J’aime m’asseoir au fond d’une salle pour voir comment les œuvres se déposent sur les gens. J’ai essayé d’articuler certaines de ces idées avec le personnage de Maurice dans mon roman, From the Archives of Vidéo Populaire (2016). Maurice est un artiste dont les œuvres produisent parfois des effets étranges chez le public.

[ Fig. 18 ] THE PROJECTOR, 2020.

N – Tu écris des textes pour accompagner les programmes de vidéos dont tu es la commissaire ; tu as signé des essais sur des sujets en lien avec le cinéma, la vidéo, les femmes artistes, l’activisme, le féminisme. Tu as publié ce roman fascinant inspiré d’une période importante de la vidéo au Québec qui révèle ton talent d’autrice voyageant entre l’archive, le témoignage et la fiction. Comment est né ce projet de livre ? 

A – Je faisais ma maîtrise à Concordia en communications. Je réalisais déjà des vidéos qui jouaient avec les faits, la fiction et les fausses histoires. J’ai eu l’idée d'un centre vidéo fictif. À l’époque, en 2005-2007, je lisais de nombreux textes sur la création de centres vidéo canadiens et américains (principalement) qui offraient un accès à du matériel de production et/ou à des services de distribution.

J’ai toujours été fascinée par les débuts de la vidéo. Il y a quelque chose de manifestement utopique dans certains textes et vidéos créés entre (approximativement) 1965 et 1978. J’ai commencé à lire tout ce que je pouvais sur cette période. Pour ne citer que quelques autrices : Ann-Sargent Wooster, Dot Tuer, Christine Ross et Peggy Gale. J’ai aussi regardé des vidéos, me plongeant dans des images floues, en noir et blanc. J’essayais de me faire une idée de la technologie utilisée dans les vidéos et j’étais obsédée par le concept de transmission. Est-il possible que d’autres éléments que les images et les sons soient transmis aux spectateurs ? Je me pose souvent cette question et je n’ai certainement pas de réponse claire. J’ai commencé à faire des hypothèses en pensant au début des années 1970. Et si un centre vidéo avait été fondé à Montréal et que de nombreuses réunions avaient été enregistrées ? C’est ainsi qu’est née la vidéo FROM THE ARCHIVES OF THE VIDÉO POPULAIRE (2007). J’essayais aussi de reproduire la qualité des premières vidéos pour présenter des extraits de ces œuvres.

[ Fig. 19 ] FROM THE ARCHIVES OF VIDÉO POPULAIRE, 2007.

J’ai alors créé quatre personnages. Au début, Pierre Beaudoin, Gabriel Chagnon, Nelson Henricks et Dayna McLeod les ont incarnés. J’écris « au début » parce qu’ils ont incarné ces personnages et j’ai vécu avec eux pendant des mois durant le montage. Lorsque la vidéo a été terminée et présentée dans le cadre de ma soutenance de thèse, je pensais avoir épuisé Vidéo Populaire comme sujet. Bizarrement, j’ai continué à écrire. Petit à petit, les personnages ont de moins en moins correspondu à Pierre, Gabriel, Nelson et Dayna. Je les ai imaginés différemment, pour me frayer un chemin vers un roman. Je me suis concentrée sur l’idée d’une histoire orale fictive de Vidéo Populaire. Je voulais faire référence à la nature utopique et politique des centres vidéo au Québec. Je ne pensais pas que mes quatre principaux protagonistes, Terry, Maurice, Carl-Yves et Lydia reposaient sur des personnes précises.

[ Fig. 20 ] PLAY LAND, 2020.
[ Fig. 21 ] THRILLS,

N – Comment qualifierais-tu ton rôle d’autrice dans ce projet ? De quel point de vue parles-tu ?

Je ne suis pas sûre de savoir comment répondre à cette question. Je me vois peut-être comme une historienne spéculative. Les histoires sont des fictions, le centre n’est pas réel, les gens n’ont jamais existé, mais j’ai essayé de capturer l’essence de l’époque. Les caméras et le matériel de montage sont historiquement exacts. L’idée d’utiliser la vidéo comme outil de changement social provient directement des textes associés à la fondation de Vidéographe, Vidéo Femmes, GIV, Western Front et de tant d’autres organismes importants. Les espaces qu’occupe VidPop sont le reflet de lofts, d’appartements et de bureaux que j’ai vus au fil des ans. Dans le roman, je me suis concentrée sur l’euphorie de commencer un projet important avec des personnes partageant les mêmes idées, la fondation d’un centre vidéo et le sentiment de déception lorsque le projet se transforme et change.

Je pensais également au fait que l’histoire du GIV est, dans une certaine mesure, non écrite. Il existe des documents tels que les lettres patentes, les premiers catalogues de distribution et d’autres textes qui donnent une idée de la façon dont les fondateurs et fondatrices du GIV voyaient la vidéo et de leur vision du mode de gestion du centre. Il y a des vides. Ces vides sont les espaces où je voulais aller. Le GIV a été une source d'inspiration absolue, mais Vidéographe aussi. J’ai créé un centre qui n’a jamais existé pour pouvoir écrire l’histoire orale dans un but précis.

Je pense que le commissariat, le travail de programmation et l’écriture, c’est un peu comme une alchimie.

  1. Artiste et co-directrice avec Anne Golden de Groupe Intervention Vidéo (GIV)

  2.  Les Archives Prelinger sont une collection de films portant sur l’histoire culturelle des États-Unis, l’évolution du paysage américain, la vie quotidienne et l’histoire sociale. Les Archives ont été fondées par Rick Prelinger en 1982 pour préserver ce qu’il appelle des films « éphémères » : films commandités par des sociétés et des organisations, films éducatifs, films amateurs et films de famille..

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[fig. 01] LES AUTRES, 1991.
Annaëlle Winand
En collaboration et en dialogue
avec Petunia Alves, Liliana Nunez et Veronica Sedano Alvarez

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