VIdéoH / HIVideo : (autres) réponses culturelles. Le VHI/sida et la vidéo à Montréal (1984-1990)

 
Résumé
Les essais de ce dossier constituent des versions remaniées des communications que Vincent Bonin et Conal McStravick ont livrées lors d’une table ronde et d’une projection d’œuvres vidéo à la Cinémathèque québécoise, le 1er août 2022. McStravick a répondu à A Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe) (1984) du vidéaste et théoricien britannique Stuart Marshall (1949-1993). Bonin a répondu à Le récit d’A (1990) de la cinéaste québécoise Esther Valiquette (1962-1994). Pour accompagner la 24ème Conférence Internationale sur le SIDA, Vidéographe a mis en ligne un programme vidéo exceptionnel d'œuvres de la collection sélectionnée pour Vithèque par les co-commissaires Vincent Bonin et Conal McStravick. Vous pouvez le trouver ici : https://vitheque.com/en/programmations/videoh-hivideo
Auteurs
Vincent Bonin et Conal McStravick
Vincent Bonin est un auteur et commissaire. Il vit et travaille à Montréal. Ses essais ont été publiés, entre autres, par Canadian Art (Toronto), Fillip (Vancouver), le Centre André Chastel (Paris) le Musée d’art contemporain de Montréal, la Vancouver Art Gallery et Sternberg Press (Berlin). //Conal McStravick est un artiste queer, non-binaire, chercheur indépendant, programmeur de l'image en mouvement et également un écrivain baser à Londres (Grand Bretagne). Depuis 2012, McStravick travaille avec les archives d'artistes britanniques, de réalisateur·ice·s et l'activiste Stuart Marshall (1949-1993).

Sida et vidéo à Montréal (1984-1990) Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe), 1984 par Stuart Marshall

Conal McStravick

Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe), 1984 - (Le journal de l’année de la peste {d'après Daniel Defoe}) fait partie d'une série d'œuvres vidéo militantes très influentes réalisées par l'artiste britannique Stuart Marshall, qui était aussi activiste, écrivain, éducateur, commissaire d’exposition et organisateur pour la communauté des arts et du sida en Grande-Bretagne. Né en 1949 à Manchester, en Angleterre, Marshall est décédé en 1993, à Londres, des suites d'une maladie liée au sida .[1]

Journal fut exposé à Montréal dans le cadre de Vidéo 84 à la Galerie Optica, un centre d'artistes autogéré. Sa trajectoire d'exposition s'est poursuivie sur trente ans, l'œuvre ayant été ré-exposée à Montréal, Londres et New York en 1984-85, à Oxford en 1990, à Leeds en 1991, à la Ferme du Buisson, près de Paris, en 1993 et une fois de plus à Londres en 2016. Vidéo 84 - aussi connu sous le nom de Rencontres vidéo internationales de Montréal et organisées par Andrée Duchaîne, comprenait des œuvres réalisées par dix-huit artistes internationaux provenant de onze pays, tels que Dara Birnbaum, Mary Lucier, General Idea et l'artiste néerlandais Servaas.

 L'exposition, présentée (simultanément) dans huit galeries et lieux d'art montréalais, était accompagnée d'un symposium organisé par l'historien de l'art René Payant.Dans AIDS TV, la plus importante étude effectuée sur des vidéos réalisées par des militants  américains et, en particulier, new-yorkais, Alexandra Juhasz note l’importance fondamentale de l'œuvre vidéo de Marshall pour l'avènement d'un « média alternatif sur le sida ».[2] Plus récemment, Roger Hallas étudie comment Marshall et les archives d'images animées sur le sida « ont témoigné » de la politique, de l'histoire et de la culture passée ou actuelle du sida.[3] Aimar Arriola va plus loin et suggère que les vastes « archives queers  » de Marshall ont eu pour effet de réactiver les luttes antérieures dans le présent et pour l'avenir, et cite Marshall qui observe que « le SIDA favorise la construction d’alliances qui ne sont pas encore ».[4]

Mais voyons d’abord ce qu’est le Journal of the Plague Year et comment il atterrit à Montréal.

Journal of the Plague Year est une installation totalement silencieuse - une exception notable dans le travail de Marshall, formé comme musicien et artiste sonore. Le milieu qu’il fréquente est le fruit d'une éducation reçue des deux côtés de l'Atlantique, d’abord au Hornsey College of Art, à Londres, où il participe à une manifestation étudiante en 1968, puis au Newport College of Art (Pays de Galles) et à l'université de Wesleyan (Connecticut). Marshall entre alors dans la sphère d'influence de certains musiciens d'avant-garde tels que Gavin Bryars et devient finalement un élève privilégié d'Alvin Lucier, à Wesleyan. Ce milieu sonore évolue dans une forme post-Cagéenne où le poids du silence est à la fois matériel et politique.[5]

Pour Journal,  des cloisons comme celles qui séparent les urinoirs des toilettes publiques encadrent plusieurs moniteurs vidéo de 12 pouces chacun, le tout disposé sur un imposant mur de huit mètres de long. Autour de chaque écran, on lit en gros caractères une citation sur le sida et son contexte général. S'inspirant de l'œuvre précédente Kaposi's Sarcoma : A Plague and Its Symptoms,1983, les diverses citations, choisies pour mettre en lumière le contenu et le contexte de la vidéo correspondante, proviennent de sources historiques, médicales, médiatiques ou encore de graffitis et sont reproduites dans des polices de caractères de type journal ou sous forme manuscrite.[6]

Journal of the Plague Year  tire son nom du livre du même titre publié en 1722 par l'auteur et journaliste Daniel Defoe qui l'a conçu comme un témoignage à la première personne de la grande peste de 1665-66 qui sévissait alors à Londres et dans les environs. Marshall expliquera plus tard : 

« L'expression The Gay Plague (La peste gay) est apparue pendant les deux premières vagues de reportages homophobes sur le sida dans la presse tabloïd anglaise, en 1983 et 1984. En réponse à ce journalisme dégoûtant, j'ai réalisé une œuvre qui porte sur l'expérience du sida au sein de la communauté gay. Pour souligner ce point de vue d'initié, je l'ai intitulée d'après le récit de Daniel Defoe sur la peste noire. » [7]

La documentation de l'installation présentée par  Marshall à Vidéo 84[8] offre un cadre de référence historique qui contextualise la représentation médiatique du sida comme une sorted' « histoire au présent »[9], pour reprendre le concept de Michel Foucault. Les vidéos révèlent trois contextes plutôt  contemporains et trois contextes historiques : Paris (1979), Londres (1984) et Angleterre (1984), puis Flossenbürg (1983), Nuremberg (1983) et Berlin (1933).

La vidéo de Marshall, de facture dépouillée et d’abord tournée avec caméra fixe, passe brusquement à un tournage avec caméra à l'épaule qui arpente l’appartement chic et vide - sans doute celui de Marshall - qui sert de cadre à Paris (1979). Dans London (1984), on voit d’un coté de la pièce puis de l’autre un homme, jeune, blanc, qui dort. Cet homme est l'archétype du « clone » de la scène gay londonienne du début et du milieu des années 1980. Le gros plan sur son corps révèle qu’il s’agit de Steve, le petit ami de Marshall.[10]

Dans une critique de Taxi Zum Klo (1980), ce classique de la nouvelle vague allemande qui se traduit à peu près par Taxi to the Loos, Marshall souligne:

« les différentes relations émotionnelles et sexuelles non monogames que les homosexuels tentent d'établir pour répondre au mieux à leurs besoins, ou les analyses politiques complexes et ardues qu'ils tentent d'effectuer dans des domaines d'expérience que l'hétérosexisme patriarcal a qualifiés d’intimes ».[11]

Par contre, la vidéo England, 1984 consiste en un montage de titres de tabloïds homophobiques sur le sida, signe que la sphère publique délimitée par l'hétérosexualité patriarcale dominante devient de plus en plus homophobe et punitive. D’ailleurs, en 1990, Marshall dira qu’England est une contreposition faite de « représentations dérivées des sphères publique et privée qui fait état de la lutte pour déterminer les significations de l'homosexualité ».[12]

À ce titre, l'analyse de Marshall s'articule autour de la contradiction que constitue la décriminalisation des relations sexuelles entre hommes, inscrite en Angleterre dans le Sexual Offences Act de 1967[13] et au Canada dans la Loi de 1969[14] modifiant le Code criminel. À l'époque, ces législations stipulaient que les rapports sexuels n'étaient légaux que s'ils avaient lieu en privé et entre deux personnes âgées de plus de 21 ans. La disposition des toilettes de Journal renvoie à d'autres arènes et champs de bataille propres à la sexualité masculine gay et HSH  en montrant des lieux et des personnes supposément libérées, mais manifestement vulnérables à la surveillance policière, au piégeage et à la criminalisation.

Pour Journal of the Plague Year, Marshall a juxtaposé certaines innovations formelles en installation vidéo. Par exemple, l'installation à quatre canaux de Beryl Korot, Dachau, 1974,[15] est une présentation multi-écrans qui entremêle un collage de textes trouvés et de vidéos filmées par  Korot elle-même dans l'ancien camp de concentration allemand.

Trois décors historiques mais  tournés au présent sur pellicule Super-8 réfèrent à l'Allemagne de 1933, soit l'année où les nazis sont arrivés au pouvoir. Les décors de Flossenbürg, 1983, Nuremberg, 1983 et Berlin, 1933 comprennent en effet des images des ruines de la Place d'Armes nazie de Nuremberg et des images des carrières de l'ancien camp de concentration de Flossenbürg - d’où l'on a extrait le granit ayant servi à la construction de la Place en obligeant des prisonniers homosexuels marqués du « triangle rose » au travail forcé.

Sur le dernier moniteur - Berlin, 1933 - on voit un bûcher composé de livres, d'images et de photos représentant la bibliothèque de recherche et les archives du sexologue allemand et militant pour une réforme sexuelle Magnus Hirschfeld. Ces images de bibliothèque et d’archives, détruites lors d'un raid nocturne sur l’Institut de sexologie de Hirschfeld, se juxtaposent à celles des livres brûlés par les nazis sur la place de l'opéra de Berlin. Dans le contexte contemporain d’appels à la censure de la littérature sur le sida ou, pire encore, des menaces de quarantaine ou d'emprisonnement pour les personnes atteintes du sida, la diégèse de Marshall établit un lien entre la destruction des biens et des recherches de Hirschfeld et l'emprisonnement et le travail forcé dont ont souffert les homosexuels dans l'Allemagne nazie.

En 1984-85, 1990-1991, 1994 et 2016, l’installation Journal of the Plague Year fut exposée en Amérique du Nord, au Royaume-Uni et en France. En 1984, elle fut présentée en succession rapide à Vidéo 84 à Montréal, à Cross Currents au Royal College of Art à Londres, puis en format mono-écran dans le cadre de l'exposition Difference: On Representation & Sexuality, au New Museum à New York.

Entre-temps, Marshall continue d’adapter le contenu textuel. Dans la version de 1984, le texte graffiti encadrant  le moniteur où l’on voit l'homme endormi de l’installation London, 1984 se lit comme suit: AIDS KILLS QUEERS (le sida tue les pédés). Mais dans les versions de 1990 et postérieures, le texte devient AIDS: ARSE INJECTED DEATH SENTENCE  (Sida: condamnation a mort par injection dans le cul), ce qui ne laisse d’ailleurs que peu de place à l'imagination.

Un texte plus ambigu encadre le moniteur qui présente Paris, 1979 : « Cela fait maintenant deux semaines et trois jours. Sa mère essaie toujours d'entrer dans l'appartement. Elle menace d'appeler la police ». Les gros titres de tabloïd d’Angleterre, 1984  contrastent  avec la police d’écriture d’un rapport médical où on lit : « Le sarcome de Kaposi : un regard oncologique ».

Le texte autour de l'écran où l’on voit Berlin, 1933 se lit : « Ce soir, des stormtroopers ont transporté le contenu de l'Institut de sexologie sur la Place de l'Opéra et y ont mis le feu avec beaucoup d’enthousiasme ». Pour rappeler l'histoire des homosexuels marqués du « triangle rose », les textes des moniteurs Flossenbürg, 1983 et Nuremberg, 1983 se lisent comme suit :

« On m'a finalement amené à Flossenbürg. C'est là que les pierres nécessaires aux grands travaux de construction d'Hitler étaient déterrées et préparées. Les travaux de dynamitage, d'extraction, de taille et de dressage étaient extrêmement dangereux et ardus et seuls les Juifs et les homosexuels y étaient affectés. »

Un des textes de l'exposition, manifestement rédigé par Marshall, indique qu’« il a fallu plus de cent ans aux homosexuels pour arracher au corps médical le droit de définir leur sexualité. En raison de l’articulation idéologique récente entre sexualité et maladie, les homosexuels sont en train de perdre le droit durement acquis de définir leur propre sexualité au profit de la profession médicale.» [16]                                     

Malgré l'homophobie évidente des médias, la claustrophobie que suscite une surveillance croissante et la perte d'autonomie au sein de la communauté gay et, pire encore, malgré la menace tangible d'une mise en quarantaine pendant les premiers jours de la crise du sida, l'installation est pénétrée d’un profond regard médical, évoquant ainsi le poids de l'Histoire et la suppression des tentatives de libération du passé. Mais en soi, l'intervention de Marshall, dans ses nombreuses versions ou règne un silence stratégique, demeure un acte militant de résistance culturelle contre l'oppression subie par toutes les communautés touchées par le sida et la stigmatisation dont souffrent les PWA (people with aids - gens atteints du sida).

Avant Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe) Marshalls a réalisé Kaposi's Sarcoma  : A Plague and Its Symptoms, ( Le sarcome de Kaposi: Une peste et ses symptômes) qui fut peut-être la première vidéo militante au monde contre le sida et qui a circulé au Canada dans le cadre d'une exposition de vidéos d'artistes britanniques indépendants en 1983 . Elle fut suivie par le célèbre documentaire télévisé Bright Eyes (Marshall),  diffusé sur Channel 4 au Royaume-Uni à la fin 1984. Ce documentaire - une œuvre phare dans le corpus de la vidéo internationale sur le sida - a donné naissance à un nouveau type d'activisme vidéo contre le sida.

Les oeuvres Journal et Kaposi's Sarcoma méritent à juste titre de faire partie intégrante des interventions médiatiques de Marshall au cours de la première phase de l'épidémie de sida - que ce soit dans dans les galeries d'art et universités, par le biais de l'art vidéo et des réseaux vidéo communautaires ou lors d'entrevues sur les chaînes de télévision publiques et câblées. Enfin, et ce n’est pas le moindre, ces œuvres racontent comment Marshall a évolué dans les réseaux artistiques et militants LGBTQ+ et sida au Canada et en Amérique du Nord au cours des années 1983-84 et jusqu’au début des années 1990 pour devenir une figure marquante de l'activisme culturel LGBTQ+ et sida au Canada, au Royaume-Uni et à l'échelle internationale.

Dans une entrevue télévisée de juin 1983 et enregistrée pour Gayblevision[17] - une émission de télévision câblée gay et lesbienne de Vancouver, Marshall est au Video Inn, un centre d'artistes autogéré de Vancouver. On présente l’artiste comme « un producteur vidéo indépendant et un écrivain basé à Londres qui s’implique dans le militantisme gay ».[18]

Marshall parle également de sa nouvelle œuvre vidéo contre le sida, Kaposi's Sarcoma.

Sur papier, Marshall est le représentant britannique officiel du programme itinérant d'ateliers et de projections de vidéos d'artistes britanniques mentionné plus haut, une initiative financée par le British Council. Dans l'entretien, il évoque la production vidéo indépendante au Royaume-Uni, la place limitée que réservent les médias britanniques à la vidéo et au contenu LGBTQ+, et parle des premieres  réactions de la communauté gay britannique face au sida. Ici, la dernière partie du titre de Kaposi's Sarcoma se lit comme suit : A Plague and Its Symptoms (Une peste et ses symptômes). Comme le note modestement Marshall - qui a l’habitude de ne pas citer ses sources - « il s'agit d'une citation d'Artaud. »[19]

Cette déclaration est importante, car Marshall était un critique d'art et un théoricien de la vidéo passionné de French Theory, dont la réflexion s'ancrait dans les récentes vidéos queers et féministes britanniques et nord-américaines. Avant Journal, les œuvres vidéo de Marshall sont passées de la performance à la vidéo, puis d’œuvres monocanales faisant référence à l'histoire récente de la vidéo conceptuelle et féministe à des œuvres plus expérimentales dans leur forme et faisant appel à des acteurs professionnels utilisant des méthodes de théâtre télévisuel et d'agit-prop. Ces dernières œuvres incluent aussi des scénarios hybrides et des citations provenant notamment de textes théoriques de Louis Althusser, Simone de Beauvoir, Michel Foucault et Guy Hocquenghem.[20]

Marshall se base donc sur un mélange de pensée critique et théorique de culture francophone et de pensée critique de gauche anglophone à l'activisme média queer - en particulier britannique - quand il voit la vidéo comme un médium « signifiant » et « oppositionnel ». C’est cette gauche qui a catalysé la demande pour un média alternatif lors de la rédaction du « Manifeste britannique de libération gay », en 1971, lequel identifie les médias comme l'un des shibboleths de la société hétérosexuelle utilisés pour opprimer les homosexuels.[21] Marshall cite des théoriciens britanniques des médias de gauche, comme Raymond Williams[22], Stuart Hall[23] et le Glasgow Media Group[24], dont il combine les idées à la théorie de la culture post structurale (chez les francophones), telle que la « sémanalyse » de Julia Kristeva[25], qui voit  la culture dans son ensemble comme un champ d'interprétation sémiotique « signifiant » et psychanalytique, une conception qui rejoint la pensée de Marshall.

En fait, il est révélateur que la référence de Marshall à Artaud soit directement tirée du livre de Guy Hocquenghem, Homosexual Desire, publié en 1972, dans lequel Hocquenghem observe ce qui suit en parlant de la syphilis: 

« La syphilis n'est pas seulement un virus, c'est aussi une idéologie ; elle forme un tout fantasmatique, comme la peste et ses symptômes tels qu'Antonin Artaud les a analysés. La base de la syphilis est la peur fantasmatique d'une contamination, d'une avancée parallèle secrète tant par le virus que par les forces inconscientes de la libido ; l'homosexuel transmet la syphilis comme il transmet l'homosexualité. »[26]

Comme Marshall l'explique en entrevue, on observait clairement ces associations phobiques dans la réaction initiale des médias face au sida, pavant ainsi la voie à un enchaînement d’associations similaires encore plus morbides et qui ne sont que trop évidentes dans la couverture internationale du sida. Cette équivalence morale entre promiscuité homosexuelle masculine et maladie, ou mort, renforcée par l’association entre promiscuité homosexuelle masculine et sida, Marshall la transposera plus tard par dans Bright Eyes par une analyse visuelle rigoureuse de la couverture médiatique homophobe des tabloïds sur les PWA (personnes atteintes du sida) et le sida. La répression qui s’exprime dans ce précédent médiatique se reflète dans les archives médicales, criminelles et en sexologie de l’époque - ce que Cindy Patton résumera plus tard par la formule « homosexualité = sida = mort ».[26] Le projet en continu de vidéo militante contre le sida que poursuit Marshall, l'importance qu'il accorde aux archives et sa conception de la vidéo comme média signifiant et donc comme pratique « re-signifiante », présagent la conception naissante de Paula Treichler qui voit le sida comme une « épidémie de significations ».[27]

Le projet en continu de vidéo militante contre le sida que poursuit Marshall, l'importance qu'il accorde aux archives et sa conception de la vidéo comme média signifiant et donc comme pratique « re-signifiante », présagent la conception naissante de Paula Treichler qui voit le sida comme une « épidémie de significations ».[28]

Bien qu'il semble que Kaposi's Sarcoma soit aujourd'hui malheureusement perdu, nous pouvons supposer, à partir des précieuses séquences de Gayblevision, que l'analyse des médias amorcée dans cette œuvre s'est poursuivie dans les travaux ultérieurs de Marshall : Journal of the Plague Year et Bright Eyes. Avec des images de gros titres tels que Cancer, Poppers and Gay Men ( Le cancer, les poppers et les hommes gay) et Are Homosexuals Killing Themselves ? (Les homosexuels se suicident-ils?), on ne peut qu'être d'accord avec Marshall pour dire que « la façon dont les médias ont représenté le sida n'est rien d'autre qu'une forme sophistiquée de dénigrement des homosexuels ».[29]

On remarque que l'analyse effectuée par Marshall dans ses première œuvres doit probablement aussi quelque chose à un autre article parallèle retrouvé dans les archives canadiennes sur le sida, “Living with Kaposi's Sarcoma” (Vivre avec le sarcome de Kaposi) de l'activiste du sida et PWA Michael Lynch, et publié en 1982 dans la revue The Body Politic.[30] Dans cet article qui amalgame analyse historique, critique et littéraire, Lynch dresse le portrait de Fred, un homme atteint du sida sous la forme d'un sarcome de Kaposi, et en vient à considérer le sida comme « un revers majeur pour ce que nous avions l'habitude d'appeler la libération gay. »[31]

Comme les textes de Hocquenghem, l’article de Lynch fonde son analyse sur une représentation de l'homosexuel telle que perçue à travers un code pénal anti-homosexuel et un modèle médical de la psychologie et de la sexologie datant du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, ainsi que sur la résistance à cette pathologisation après la libération des homosexuels - autant de thèmes développés par Marshall dans des vidéos activistes et intertextuelles qui présentent ces histoires et leur résonance dans le contexte du sida.[32]

Vincent et moi avons réfléchi au silence volontaire du critique et historien de l'art montréalais René Payant (1949-1987), qui était un contemporain de Stuart Marshall. Payant était l’éditeur du catalogue publié en 1986 de l'exposition Vidéo 84. Payant était ouvertement gay et séropositif à une époque où les institutions étaient encore homophobes. Bien qu'il ait écrit sur l'exposition de Marshall pour le catalogue, Payant a peu parlé de son contenu. Ce mutisme - qui résonne à la fois dans l'installation silencieuse de Marshall et dans le texte de Payant - reconnaît-il peut-être ainsi un espace temporel entre la dénomination d'un nouveau virus, qu’on appelle maintenant VIH, et l'articulation de nouvelles formes de luttes contre le sida. Car d'autres choses ont été ressenties, d'autres choses ont été vécues pendant ces premières années de la crise du sida - qui ne pouvaient et ne peuvent, peut-être encore, être nommées (et demeurent silencieuses).

Dans un éditorial d'Artforum de janvier 1987 portant sur Bright Eyes et intitulé Esthetics and Loss (Esthétique et perte), Edmund White s'exprime ainsi :

« Si l'art veut aborder le sida avec plus d'honnêteté que ne l'ont fait les médias, il doit le faire avec tact, éviter l'humour (à tout prix) et finir dans la colère.... Il faut éviter l'humour, parce que l'humour semble ici ridiculement  inapproprié. L'humour crée des conditions agréables pour le public - qui demeure ainsi indifférent, au mieux mal à l'aise - face à ce qui est un scandale innommable : la mort. 

« Si l'art veut aborder le sida avec plus d'honnêteté que ne l'ont fait les médias, il doit le faire avec tact, éviter l'humour (à tout prix) et finir dans la colère.... Il faut éviter l'humour, parce que l'humour semble ici ridiculement  inapproprié. L'humour crée des conditions agréables pour le public - qui demeure ainsi indifférent, au mieux mal à l'aise - face à ce qui est un scandale innommable : la mort. »[33]

Bien que ces déclarations de White concernant l'impact du militantisme sur le sida aient été rapidement réfutées par Douglas Crimp, John Greyson et d'autres, Marshall présente une théorie du silence plus nuancée deux ans plus tard lors de la conférence How Do I Look ? qui s'est tenue à l'Anthology Film Archives à New York.[34] Marshall livre alors une communication intitulée “The Contemporary Political Use of Gay History : The Third Reich” (L’utilisation politique contemporaine de l’histoire des homosexuels: Le 3e Reich) où il décrit l'appropriation, par la communauté gay moderne, du triangle rose qui servit à identifier les prisonniers homosexuels dans les camps de concentration nazis.[35]

Pour Marshall, la juxtaposition, récente à l'époque, du triangle rose inversé et des mots « Silence = Death » dans la campagne d'affichage Silence = Death/ACT UP, bien que louée à juste titre pour sa valeur politique, risquait de jeter de l’ombre sur les histoires et les témoignages émergents des gays et lesbiennes ayant survécu aux persécutions nazies[36], et pour qui la proposition opposée - « Silence = Survival (Silence = Survie) - avait sans doute été le seul moyen d’échapper à la mort.[37] Plus récemment, Jack Halberstam a recontextualisé cette critique de l’appropriation du triangle rose par Marshall de même que la figure du fasciste gay et autres « silences » dans les épistémologies et pratiques queers.[38]

À l'époque, dans la presse respectivement britannique et québécoise, Jez Welsh et Christine Ross ont souligné la compétence exceptionnelle de Journal of the Plague Year pour rassembler certaines polémiques et réactions personnelles en provenance de la communauté gay contre la réaction des médias au sida. Dans la revue « Parachute », Ross déclare que « l'activité de l'artiste (Marshall) oscille entre appropriation et architecture.... L'installation prend la forme d'un journal pour dévoiler l'idéologie anti-homosexuelle véhiculée par les médias afin de secouer la passivité habituelle du spectateur face aux médias. »[39] Dans Performance, Welsh parle de médias homophobes qui se servent de « la maladie, ou de la peur de la maladie comme moyen de contrôle social. »[40]

Dans l’essai pour la publication qui accompagnait la conférence How Do I Look ?, Marshall révèle quelles étaient ses intentions derrière ses premières oeuvres vidéo militantes sur le sida :

« Cela a pris la forme d'un collage de différentes significations, de différents discours et images historiques sur l'homosexualité et la maladie.... (...) une série de juxtapositions d'unités textuelles disséminées dans le temps.... J'ai choisi cette forme parce qu'elle me permet d'entrechoquer différents épisodes historiques de manière à ce que le spectateur soit confronté au problème de l'assemblage de leurs relations mutuelles. »[41]

Marshall conclut que bien qu'il n'ait pas voulu « tracer un parallèle entre l'épidémie de sida et l'Holocauste », il a néanmoins « eu peur que le mouvement international de défense des droits des lesbiennes et des gays ne subisse dans les années 1980 un sort similaire à celui qu'a connu le mouvement allemand dans les années 1930 et qu’il fut totalement détruit par les nazis. »[42]

Après Journal of the Plague Year, Marshall a vu son documentaire télévisé Bright Eyes acquérir encore plus d’importance, culturellement, puisqu’il fut inclus dans les principales enquêtes et compilations de vidéos militantes contre le sida et rediffusé sur la télévision câblée.[43]

En 1987, dans un numéro spécial du magazine artistique phare October, “AIDS : Cultural Analysis/Cultural Activism”, l’historien de l'art queer et militant contre le sida Douglas Crimp décrit Bright Eyes comme une œuvre qui se situe au coeur d’« une alternative critique, théorique et miliotante aux expressions personnelles et mélancoliques  qui semblent dominer la réaction du monde de l'art au sida ». Poussé par Marshall, Crimp affirme que « le sida coincide avec une nécessaire refonte critique de toute la culture - du langage et de la représentation, de la science et de la médecine, de la santé et de la maladie, du sexe et de la mort, du domaine public et du domaine privé ».[44]

Tout comme Kaposi's Sarcoma et Journal, le documentaire expérimental tripartite Bright Eyes sur la représentation homophobe du sida dans les médias (et diffusé le 17 décembre 1984 sur Channel 4, au Royaume-Uni), expose les sous-textes moralisateurs, pathologisants et criminalisants des images médiatiques de personnes atteintes du sida. Dans les deux premières parties, Marshall entrelace des scénarios tirés de drames médicaux ou d'émissions de téléréalité, qu’il recrée avec une petite troupe d'acteurs de théâtre et de télévision d'agit-prop, et qu’il soumet à une analyse historique et critique de l'homosexualité, de la taxonomie et de la maladie. Inspiré à la fois par les approches  récentes queers et féministes en cinéma et vidéo, par le théâtre gay et lesbien et par une forme de fabulation critique de plus en plus répandue à la télévision britannique dans les années 1960 et 1970, Bright Eyes met en scène un nouveau type d'intervention militante contre le sida dans le cadre de la réaction globale des médias.[45] Cette intervention vidéographique juxtapose des rapports alarmants - tirés de la presse à sensation récente et de revues médicales historiques - à des reconstitutions d'histoires queers relatives au mouvement de réforme sexuelle allemand, aux prisonniers du « triangle rose » et à l'emprisonnement des homosexuels par la police dans le Londres d'aujourd'hui.

L’Intervention permet ainsi de comparer des vies homosexuelles d’hier et d’aujourd’hui et la répression sociétale et institutionnelle du désir homosexuel en particulier. Marshall utilise des acteurs jouant de doubles ou multiples rôles et des techniques de distanciation brechtiennes pour explorer le sida dans le contexte d'une « histoire du présent ». Cela permet de révéler des préjugés sociaux plus profonds, à savoir l'homophobie, la misogynie et la colonialité au sein d’institutions qui sont au cœur de la pensée des Lumières ou de la pensée actuelle. Dans la troisième partie du documentaire, face à la panique morale qui régnait alors dans l'esprit du public suite aux rapports sur le sida, aux descentes de police et de services frontaliers dans les librairies gays et lesbiennes, et aux pièges tendus par la police dans les lieux de drague, des leaders, médecins et militants de la communauté VIH/sida remettent les pendules à l'heure en ce qui concerne le sida, les droits des gays, lesbiennes et PWA, et les lois sur la censure.

À bien des égards, ce premier trio d'œuvres vidéo militantes de Marshall conte le sida est devenu un palimpseste pour les documentaires télévisés ultérieurs de l’artiste sur les LGBTQ+ et le sida qui furent diffusés dans le cadre de la série «OUT» sur Channel 4, entre 1989 et 1992. Il s'agit notamment de : Desire : Sexuality in Germany 1910-1945 (1989), Comrades in Arms (1990), Over Our Dead Bodies (1991) et Blue Boys (1992).

S’exprimant sur des œuvres comme Desire et Comrades in Arms qui explorent le désir homosexuel et l'oppression historique des LGBTQ+, Marshall déclare en 1989 que son intention lui apparut comme étant un «besoin pressant de découvrir par moi-même des stratégies de survie[46] dans le contexte de la crise du sida, face à ce que c'était que de survivre à ce point limite, à cette inconcevable expérience de terrifiante persécution... ».

Dans la troisième série, Over Our Dead Bodies (1991) est un portrait des nouveaux activismes transatlantiques d'ACT UP, OutRage ! et Queer Nation, qui sont axés sur l'action directe et la justice sociale en matière de sida et d'homosexualité. Pour chacun de ces films, Marshall produit une version longue qui fait le tour des festivals internationaux de films gays et lesbiens et reçoit  des éloges à San Francisco, Berlin et de nombreux autres festivals de premier plan. Au festival Image + Nation, à Montréal, Bright Eyes est projeté en 1988, Desire en 1989 et Comrades in Arms en 1990.

Bright Eyes ouvre également le programme de films et vidéos lors de la 5e Conférence internationale sur le sida au Palais des Congrès de Montréal en juin 1989.

La 5e Conférence internationale fut en effet la première à inclure une programmation culturelle - SIDART, qui était un événement parallèle audacieux coordonné par  le montréalais Ken Morrison, et qui proposait une représentation internationale de l'activisme culturel en matière de sida dans les domaines du cinéma, de la vidéo, du théâtre et des arts visuels, et cela dans plusieurs lieux culturels de la ville et locaux de la conférence.

La 5e Conférence internationale sur le sida est surtout connue pour la prise en charge de sa cérémonie d'ouverture par des militants, notamment des membres de Réaction sida (Montréal), AIDS Action NOW (Toronto) et ACT UP (New York), au nom d'autres PWA du monde entier. Les protagonistes de l'action directe contre le sida ont profité de la présence des médias internationaux pour lancer « Le Manifeste de Montréal » qui, s'appuyant sur des expériences passées de personnes vivant avec le sida, demandait que les malades soient inclus dans les essais cliniques et les protocoles de recherche. Dans la publication de suivi de 1992, A Leap in the Dark : AIDS, Art and Contemporary Cultures, éditée par Allan Klusaček et Ken Morrison[47], plusieurs contributeurs ont cité l’influence de Marshall dans le débat culturel et militant contre le sida, notamment Douglas Crimp, Pratibha Parmar et Simon Watney.

En 1990 et 1991, Journal fait partie de l’exposition Sign of the Times, qui présente au Museum of Modern Art, à Oxford, à la Leeds Art Gallery et à la Leeds Polytechnic Gallery des installations vidéo, des films et des diapositives produites dans les années 1980. Sur un ton pessimiste, Marshall estime que « peu de choses ont changé ». Comme il l'explique :

« Les politiciens et les moralistes de droite, ainsi que la presse nationale, continuent d'exprimer leur haine des morts et des mourants et de dénigrer le travail accompli par la communauté pour s'occuper d'elle-même et instruire le grand public sur la nécessité d'adopter de nouvelles pratiques sexuelles plus sécuritaires. »[48]

Marshall a de nouveau dédié son travail à: « tous ces hommes avec lesquels j'ai travaillé, que j'ai admirés et aimés et qui sont aujourd'hui décédés ».[49]

Malheureusement, lors de l'exposition « Signes des Temps », un peu plus de trois ans plus tard, à la Ferme du Buisson, près de Paris, le catalogue annonce: « Stuart Marshall est décédé le 31 mai 1993. »[50] C’est pourquoi le festival Image + Nation de 1993 comportait une section « Hommages » consacrée à Stuart Marshall qui incluait des projections de Bright Eyes, Desire et Robert Marshall (1991). Comme l'indique le catalogue :

« La mort de Stuart Marshall nous a privés d'un esprit radicalement indépendant. Probablement mieux connu comme réalisateur de certains des films les plus novateurs et les plus stimulants sur la sexualité et le sida des années 1980 et du début des années 1990 (et ayant remporté des prix dans le monde entier), Stuart était bien plus que cela. Il était une source d'inspiration, un artiste au sens large du terme, une personne dont l'amour et l'humour sont entrés dans la vie d'innombrables personnes. »[51]

Après la mort de Stuart Marshall, Royston Edwards, qui était son compagnon, fait don des documents de recherche de Marshall à sa société de production télévisuelle, Mayavision, en vue d'un archivage plus complet de son travail. Rebecca Dobbs, productrice chez Mayavision et amie de Marshall, fera plus tard don de ces documents à la British Artists' Film and Video Study Collection, où ils se trouvent encore aujourd'hui.

Tragiquement, Edwards décède subitement au début des années 2000. Dans la foulée, sa famille demeure insensible à sa relation avec Marshall en raison de leur séropositivité à tous deux. Toutes les cassettes vidéo ayant survécu, y compris Kaposi's Sarcoma et les œuvres sonores et vidéo antérieures de Marshall, incluant les partitions musicales, sont détruites, de même que la bibliothèque de recherche de Marshall.

Les œuvres d'Esther Valiquette - dont Le récit d'A  - exposent leurs propres motivations et limites épistémologiques, critiques et politiques. Vincent Bonin souligne comment Valiquette, bien qu'ayant brisé le silence sur le sida dans le monde du cinéma québécois, a trouvé peu d'échos chez les activistes militants, dans un contexte où militer contre le sida équivalait à promouvoir les rapports sexuels protégés, ou à emprunter un humour percutant ou encore à susciter la polémique. Contrairement à l'œuvre de Marshall, celle de Valiquette, après sa mort en 1994, est restée plus ou moins connue jusqu'à sa redécouverte par Chantal Nadeau, spécialiste des études sur le genre et les femmes. Depuis, des projets de recherche militants contre le sida, menés par Jordan Arsenault, Maria Nengeh Mensah, Thomas Waugh et d’autres, ont aussi reconnu son travail. Leurs réflexions m’ont d’ailleurs inspiré quand j'ai commissarié,  de concert avec Vincent, un programme d'œuvres vidéo réalisées par des artistes vivant avec le sida à partir de la collection du Vidéographe, où elles furent présentées en 2022.

Je vois des liens étroits entre  Le Récit d'A et le travail de cinéastes féministes britanniques telles que Tina Keane, en particulier dans In Our Hands, Greenham (1984). Ce documentaire expérimental de Keane sur le camp de paix des femmes de Greenham Common[52] a circulé dans le cadre de l'exposition British/Canadian Video Exchange '84, l'année même où Bright Eyes et Journal ont fait leurs débuts. J’établis également un parallèle (entre « Le Récit d’A ») et la polémique poétique et antiraciste de Pratibha Parmar dans Sari Red (1986) ou avec la méditation de Sandra Lahire sur le capitalisme extractif de Serpent River (1989). Comme ceux de Valiquette, les films féministes britanniques de la deuxième vague des années 1980 intègrent des perspectives féministes transnationales, écologiques et intersectionnelles à une forme narrative expérimentale ; comme la périodisation installée par le Journal de Marshall et Le Récit d'A de Valiquette, ces œuvres montrent d’autres parallèles à explorer plus avant entre Histoire et militantisme

En résumé, à l'ère de la PrEP et d'autres traitements efficaces contre le sida, la rediffusion du Journal of the Plague Year, dans les années 1980 et 1990 et plus récemment dans les années 2010[53], lui a donné un nouvel élan, surtout dans le contexte de réactualisation des œuvres de Marshall, des récentes enquêtes sur le militantisme contre le sida et des vagues successives d'artistes LGBTQ+ et de militants auxquels Marshall a ouvert la voie. Ce contexte inclut mon propre projet de recherche, Learning in a Public Medium, et Picturing a Pandemic, un projet plus récent où j'ai pu présenter Bright Eyes et Over Our Dead Bodies (de Marshall) aux côtés d’oeuvres des cinéastes Richard Fung, Zachery Longboy et Vincent Chevalier à un public en ligne pendant la première fermeture due à la COVID-19 au Royaume-Uni.[54]

A première vue, les œuvres Kaposi's Sarcoma, Journal of the Plague Year et Bright Eyes étaient annonciatrices d’un nouvel horizon dans le militantisme vidéographique et culturel contre le sida. En intégrant de nouvelles façons de lier les théories et pratiques LGBTQ+ anglophones et francophones, ces œuvres présageaient un nouvel horizon où les stratégies militantes au Canada et en Amérique du Nord se rejoignent dans un effort militant transnational contre le sida (alors) en pleine progression.

D’autre part, on prend sans doute pour acquis ou l’on sous-estime dans quelle mesure ces interventions médiatiques, en tant que manifestations et nouvelles forme de protestation, ont renoué avec des stratégies culturelles et militantes préexistantes pour redéfinir la manière dont nous interagissons avec les médias afin de poser un regard critique sur d’autres périodes, crises (sanitaires) et pandémies au sein d’une culture numérique 2.0.

Réactiver ces œuvres dans un cadre numérique 2.0, c’est réaffirmer leur potentiel et la nécessité de poursuivre l’engagement avec elles et leurs nouveaux publics, en plus de reconnaître leur importance culturelle et historique à long terme. Cela soulève également la question de savoir quand, ou comment, on reverra le « Journal de l'année de la peste » ou s'il reviendra un jour à Montréal. Et si c'était le cas, que nous dira-t-il, et comment ?

Quel silence brisera-t-il cette fois-ci ou comment se transformera-t-il en une arme redoutable? Comment parlera-t-il dans le présent, ou le futur, pour « construire des alliances qui n'existent pas encore ? »


Traduction: Francine Lalonde

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Footnotes:

[1] Rebecca Dods, « Obituary: Stuart Marshall (1949-1993) », The Independent, 8 juin 1993.

[2] Alexandra Juhasz, AIDS TV: Identity, Community and Alternative Video (Durham, NC: Duke University Press, 1995).

[3] Roger Hallas, Reframing Bodies: AIDS, Bearing, Witness, and the Queer Moving Image (Durham, NC:Duke University Press, 2009).

[4] Aimar Arriola, « Touching What Does Not Yet Exist », Afterall 41 (Printemps-été 2016), pp. 54-63.

[5] Conal McStravick, “« Conal McStravick # 2: Learning in a Public Medium. Stuart Marshall Sound Works Part 2 - The Queer Space of Sound and Video (1975-1978) », Lux.com, 2016, https://lux.org.uk/conal-mcstravick-2-learning-public-medium/.

[6] Le cadre de référence de Marshall incluait aussi des témoignages récents tels que The Men With the Pink Triangle, par Heinz Heger (1980) et As Time Goes By, par Drew Griffith et Noel Grieg (1981), tous deux publiés par l’éditeur d’oeuvres gays et lesbiennes Gay’s Men Press, basé à Londres. Ces deux témoignages, l’un rédigé à la première personne et l’autre, sous forme d’oeuvre théâtrale d’agit-prop située dans un contexte historique, attireront  l’attention sur l’oppression exercée par les Nazis sur les homosexuels dans les années 1930, mais dans le contexte de la libération du mouvement gay des années 1970.

[7] Stuart Marshall, « Sign of the Times: A decade of Video, Film and Slide-Tape Installation in Britain, 1980-1990 », (Oxford, The Museum of Modern Art, 1990), pp.46-47.

[9]  La démarche Michel Foucault, dans l'écriture d’une « histoire au présent », provient de ses recherches archéologiques et généalogiques, et de ses lectures et publications de la fin des années 1960 et des années 1970. Elle a culminé avec Histoire de la sexualité: La volonté de savoir et  L’usage des plaisirs, trad. par Robert Hurley (New York: Pantheon: 1978 et 1985). L'approche de Foucault fut rapidement adoptée par Marshall et intégrée à ses écrits et vidéos.

[10] Je tiens ce renseignement d’Anna Thew et de Jean Mathee, des amis de Marshall.

[11] Stuart Marshall, dans une critique du film Taxi Zum Klo, de Frank Ripploh, Undercut 3-4 (1981), pp.1-2.

[12] Stuart Marshall, inscription dans Sign of the Times: A decade of Video, Film and Slide-Tape Installations 1980-1990, catalogue d’exposition (Oxford Museum of Modern Art, 1990).

[13] Sexual Offences Act 1967, UK Public General Acts 1967 c. 60, https://www.legislation.gov.uk/ukpga/1976/60.

[14] L’Encyclopédie Canadienne, s.v. L’amendement de 1969 et la (dé)criminalisation de l’homosexualité, 26 novembre 2019.

https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/the-1969-amendment-and-the-de-criminalization-of-homosexuality.

[15] Korot raconte avoir visité le site de Dachau en 1974 alors qu’il était un site touristique. Elle a décidé de le filmer comme s’il s’agissait d’un « site toujours actif et non pas du passé » puis de projeter les images dans une installation à quatre écrans afin que le spectateur ait la sensation de circuler, de l'extérieur vers l’intérieur du camp de concentration. Beryl Korot, dir.,« Dachau,1974 », Art 21, 2010.

https://www.youtube.com/watch?v=UWMbLK1awLI&t=17s.

Dans la video, Korot note plus loin qu’on parlait peu de l’Holocauste à l’époque: « Si les gens m’avaient demandé: Ou vas-tu?, et que je réponde: Oh, je vais à Dachau ce week end pour tourner une vidéo, le silence qui s'ensuivait était à couper au couteau. »

[16] Stuart Marshall, entrée de catalogue pour « Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe) », Vidéo 84, (1986), p. 146.

[17] Gayblevision, diffusé de 1980 à1986, fut le premier magazine télévisuel gay et lesbien débrouillé sur le réseau public cablé à Vancouver.

[18] Entrevue avec Stuart Marshall, Gayblevision, épisode 137, diffusé le 4 et le 18 juillet 1983.

[19] Ibid.

[20] Stuart Marshall, A Question of Three Sets of Characteristics (1979) et The Love Show (1980).

[21] “« Les publicités dans la presse, à la radio et à la télévision favorisent le durcissement des positions contre nous et le contrôle sur la pensée à une échelle sans précédent. En pénétrant dans chaque foyer, en affectant la vie de tout le monde, ceux qui contrôlent les médias et possèdent la richesse, dans un monde contrôlé par les hommes, peuvent exagérer ou supprimer l’information à leur gré.

En d’autres circonstances, les médias ne seraient peut-être pas l'arme de la minorité (anti-gay). Mais ceux qui ont le contrôle aujourd’hui sont d’ardents défenseurs du statu quo. En conséquence, la vision véhiculée dans leurs images et leurs mots ne subvertit pas, mais favorise au contraire l’image d’une société où hommes et femmes doivent être normaux. Nous (les homosexuels) sommes perçus comme des pervers obscènes et scandaleux; comme de sauvages et dévastateurs obsédés du sexe; des dégénérés compulsifs, funestes et pathétiques; cela pendant que la vérité est occultée sous une conspiration du silence. » Gay Liberation Front,

 « The Media »,  dans Manifesto (London: Gay Liberation Front, 1971; revisé en 1978).

[22] Raymond Williams, Television: Technology and Cultural Form (London: Routledge, 1974).

[23] Stuart Hall et Paddy Whannel, The Popular Arts (Durham, NC: Duke University Press, 1964).

[24] Glasgow University Media Group, Bad News (London: Routledge & K. Paul), 1976.

[25] Julia Kristeva, « The System and the Speaking Subject », Times Literary Supplement, 12 octobre 1973.

[26] Guy Hocquenghem, Homosexual Desire (London: Allison & Busby, 1978), p.56.

[27] Cindy Patton, Sex and Germs: Politics of AIDS (Montreal: Black Rose Books, 1985), p. 4.

Simon Watney va encore plus loin dans Policing Desire: Pornography, AIDS, and the Media (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1986); de même que Leo Bersani, avec « Is the Rectum A Grave? », dans « AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism, » ed. Douglas Crimp, édition spéciale, October 43 (Hiver 1987): pp. 197–222; et aussi  Lee Edelman,  dans « No Future: Queer Theory and the Death Drive » (Durham: Duke University Press, 2004).

[28]  Paula A. Treichler, « AIDS, Homophobia, and Biomedical Discourse: An Epidemic of Signification, » dans « AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism, » ed. Douglas Crimp, édition spéciale, October 43 (Hiver 1987), pp. 31–70.

[29] Entrevue avec Stuart Marshall, sur Gayblevision, épisode 37.

[30] Michael Lynch, « Living with Kaposi’s Sarcoma and AIDS, » The Body Politic 88 (Novembre 1982), pp. 31–37.

[31] Marshall reprend cette citation dans l’essai « Picturing Deviancy » dans Ecstatic Antibodies: Resisting the AIDS Mythology, ed. Tessa Boffin et Sunil Gupta (London: Rivers Oram Press, 1990), pp. 65–69.

[32] « Capitalism and Gay Identity » est une conférence qu’a donnée John D’Emilio devant plusieurs audiences en 1979 et 1980, et qui fut plus tard publiée comme essai dans The Lesbian and Gay Studies Reader, ed. Henry Abelove, Michèle Aina Barale et David M. Halperin (New York: Routledge, 1993),  pp.467–76. Le texte de D’Emilio partage ici une analyse similaire à celles de Marshall et de Lynch, quand il aborde la menace existentielle que représente la montée de la droite conservatrice pour les acquis de la libération gay et de la libération post-gay. Il explore aussi la menace supplémentaire que représente la mythologie construite autour des gays, dont se sont nourris les récits individuels, en l'absence d'histoires concrètes, et qui ont été transcendés autour du coming out et de l'éternel homosexuel pendant les luttes de libération gays.

Pour D'Emilio, ces histoires ont forgé « un mythe du silence, de l'invisibilité et de l'isolement, comme caractéristiques essentielles de la vie gay ». Il affirme qu'il manque une analyse critique et historique de l'horizon de l'identité gay moderne face aux économies et idéologies capitalistes qui perdurent à cause des modeles que représentent le travail salarié, la famille et l’opposition des sphères publique et privée. D'Emilio déclare :  « Nos victoires sont ténues et fragiles ; les libertés relatives des dernières années semblent trop récentes pour être permanentes. Dans certaines parties de la communauté gay et lesbienne, un sentiment de fatalité s'installe : les analogies avec l'Amérique de McCarthy, quand les pervers sexuels étaient la cible privilégiée de la droite, et avec l'Allemagne nazie, où les gays étaient envoyés dans des camps de concentration, apparaissent de plus en plus fréquemment. »

[33] Edmund White, « Esthetic and Loss », Artforum 25, no. 5, (Janvier 1987), p.71.

[34] « How Do I Look? Queer Film and Video » est le titre complet de la conférence qui s’est tenue à l’Anthology Film Archives, New York, 21–22 octobre, 1989.

[35] Stuart Marshall, « The Contemporary Political Use of Gay History: The Third Reich », dans How Do I Look? Queer Film and Video, ed. Bad Object-Choices (Seattle: Bay Press, 1991).

[36] Desire: Sexuality in Germany 1910–1945, de Marshall, contenait des témoignages de survivants à l’oppression des homosexuels pendant les années 1930 d’avant-guerre en Allemagne régime Nazi. On y voyait des bribes de récits à la 1re personne provenant de survivants du « triangle rose », tirés du livre The Men With the Pink Triangle (London: Gay Men’s Press, 1980), par Josef Kohout (qui se sert du pseudonime Heinz Heger). Ces éléments de récits ont encore plus d’acuité dans Bright Eyes.

[37] Marshall, Contemporary Political Use. 70.

[38] Jack Halberstam, Homosexuality and Fascism in The Queer Art of Failure, (Durham: Duke University Press, 2011).

[39] Christine Ross, critique de Vidéo 84, Parachute (Décembre 1984–Février 1985), p. 38.

[40] Jez Welsh, « Video on the Rocks », Performance (London) 32 (November/December 1984): 24–27.

[41] Marshall, Contemporary Political Use, pp. 65–66.

[42] Ibid.

[43] Bright Eyes fut présenté dans « Homo Video » et « AIDS : The Artists' Response », deux expositions clés LGBTQ+ et SIDA. Elle fut aussi présentée, dans le cadre de la Documenta 8, dans l'émission « Angry Initiatives/Deviant Strategies » sur le réseau satellite Deep Dish Television et sur la chaîne de télévision Cable 25 à San Francisco. Bright Eyes fait partie des collections de la Tate Modern, à Londres, et du MoMA, à New York.

[44] Douglas Crimp, introduction pour « AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism »,  ed. Douglas Crimp, édition spéciale, October 43 (Winter 1987), p. 15.

[45]Dans Playing Gay in the Golden Age of British TV (Londres : The History Press, 2019), Stephen Bourne exhume les histoires queers des drames présentés à la télévision britannique. Le remarqué documentaire Elgar, de Ken Russell, réalisé pour la série artistique Horizon produite par la BBC (1962) introduit lui aussi des formes dramatiques dans la représentation télévisuelle de l’Histoire à la télévision britannique qui firent partie intégrante du paysage télévisuel britannique des années 1960 et 1970.

[46] Marshall, Contemporary Political Use, p. 69.

[47] Allan Klusaček et Ken Morrison, ed., A Leap in the Dark: AIDS, Art and Contemporary Cultures (Montréal: les éditions Artexte and Véhicule Press, 1992). Disponible pour téléchargement: https://e-artexte.ca/id/eprint/6455/

[48] Stuart Marshall, déclaration tirée du catalogue de l’exposition Signes des temps.

[49] Ibid.

[50] Signes des temps, catalogue d’exposition (Paris: Centre d’art contemporain La Ferme du Buisson, 1994).

[51] Hommages: Stuart Marshall (1949–1993), catalogue du festival, Image + Nation (Montréal, 1994).

[52]  Le Greenham Common Women's Peace Camp fut organisé par des femmes pour protester contre l'installation d'armes nucléaires à l'aéroport voisin de Greenham Common. Le camp, qui a existé de 1980 à 2002, reste important dans l'histoire des féministes radicales et des activistes queers au Royaume-Uni.

[53] Journal of the Plague Year a été restauré pour « The Inoperative Community », une exposition d'œuvres en images animées présentée à Raven Row, à Londres, du 3 décembre 2015 au 14 février 2016. L'exposition fut organisée par le conservateur indépendant Dan Kidner.

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