VIdéoH / HIVideo : (autres) réponses culturelles. Le VHI/sida et la vidéo à Montréal (1984-1990)

 
Résumé
Les essais de ce dossier constituent des versions remaniées des communications que Vincent Bonin et Conal McStravick ont livrées lors d’une table ronde et d’une projection d’œuvres vidéo à la Cinémathèque québécoise, le 1er août 2022. McStravick a répondu à A Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe) (1984) du vidéaste et théoricien britannique Stuart Marshall (1949-1993). Bonin a répondu à Le récit d’A (1990) de la cinéaste québécoise Esther Valiquette (1962-1994). Pour accompagner la 24ème Conférence Internationale sur le SIDA, Vidéographe a mis en ligne un programme vidéo exceptionnel d'œuvres de la collection sélectionnée pour Vithèque par les co-commissaires Vincent Bonin et Conal McStravick. Vous pouvez le trouver ici : https://vitheque.com/en/programmations/videoh-hivideo
Auteurs
Vincent Bonin et Conal McStravick
Vincent Bonin est un auteur et commissaire. Il vit et travaille à Montréal. Ses essais ont été publiés, entre autres, par Canadian Art (Toronto), Fillip (Vancouver), le Centre André Chastel (Paris) le Musée d’art contemporain de Montréal, la Vancouver Art Gallery et Sternberg Press (Berlin). //Conal McStravick est un artiste queer, non-binaire, chercheur indépendant, programmeur de l'image en mouvement et également un écrivain baser à Londres (Grand Bretagne). Depuis 2012, McStravick travaille avec les archives d'artistes britanniques, de réalisateur·ice·s et l'activiste Stuart Marshall (1949-1993).

VIdéoH / HIVideo : (autres) réponses culturelles: le VHI/sida et la video à Montreal (1984-1990)


Les essais de ce dossier constituent des versions remaniées des communications que Vincent Bonin et Conal McStravick ont livrées lors d’une table ronde et d’une projection d’œuvres vidéo à la Cinémathèque québécoise, le 1er août 2022. McStravick a répondu à Journal of the Plague Year (After Daniel Defoe) (1984) du vidéaste et théoricien britannique Stuart Marshall (1949-1993). Bonin a répondu à Le récit d’A (1990) de la cinéaste québécoise Esther Valiquette (1962-1994). La conversation entre les conférenciers et la discussion avec le public a été modérée par la chercheuse Maria Nengeh Mensah de l’Université du Québec. Il est dommage de ne pas pouvoir restituer ici toute la richesse des échanges qui ont alors eu lieu, et nous profitons de cette occasion pour remercier Nengeh Mensah de sa contribution exceptionnelle au projet. Nous remercions également Karine Boulanger, qui nous a invité lorsqu’elle était conservatrice de la collection de Vidéographe, et Sarah Boucher, qui a agi comme conservatrice par intérim pendant l’organisation de l’événement au cours de la préparation de ce dossier.

Depuis plusieurs années, McStravick effectue des recherches et il écrit sur la pratique de Stuart Marshall. L’œuvre discutée ici, Journal of the Plague Years, met en parallèle deux moments : l’un contemporain, en 1984, et l’autre historique. Par le truchement de vignettes vidéo, le spectateur oscille entre la montée de l’homophobie dans les journaux jaunes au début de la crise du VIH/SIDA à Londres et l’émergence de la sexologie comme discipline à l’orée du 20e siècle en Allemagne, interrompue par la persécution des homosexuels pendant le 3e Reich. McStravick a choisi de se pencher sur l’installation pour la table ronde et le dossier, car sa présentation inaugurale a eu lieu à Montréal lors de Vidéo 84, un événement important d’art vidéo international. McStravick la situe au sein de l'ensemble du corpus de Marshall et il met l'accent sur la trajectoire canadienne du vidéaste, de Montréal à Vancouver, en passant par Toronto. De plus, il souligne comment Marshall a contribué à la constitution d’un discours critique sur le VIH/SIDA, dont la complexité reste toujours d’actualité.

Vincent Bonin a été invité par Vidéographe à écrire un texte sur Le récit d’A. Ce documentaire expérimental est composé d’images d’un séjour de Valiquette en Californie, montées avec un enregistrement de la voix d’Andrew Small, un homme gai de San Francisco qui était ouvertement séropositif depuis le début des années 1980. La polysémie de ces témoignages intriqués dans Le récit d’A a fait en sorte que, plus tard, les commissaires ont pu situer l’œuvre au sein de multiples configurations thématiques, souvent sans commune mesure, du programme vidéo. Bonin fournit une analyse de la réception de Le récit d’A en se penchant particulièrement sur l’histoire des premières expositions sur le VIH/sida à Montréal dans laquelle l’œuvre a été présentée. Il fait usage de la chronologie étendue des projections de Le récit d’A de 1994 (année de la disparition de l’artiste) et 2022, afin de discuter du concept de la fonction auteur posthume et de la circulation contemporaine d’énoncés de personnes séropositives faits pendant les années 1990.

Bien que Marshal et Valiquette semblaient avoir peu en commun, en dehors de la séropositivité et d’exercer  d’une profession de vidéastes, nous avons relevé des chevauchements entre leurs pratiques. Par exemple, les dates des diffusions inaugurales des œuvres, séparées d’un intervalle de 6 ans, les inscrivent dans une narration d’événements – qui reste à écrire – afférente à l'art et au militantisme contre le VIH/SIDA à Montréal. Les années 1980 ont été un moment d’abandon pour les personnes vivant avec la maladie. En 1984, lorsque l’installation Journal of the Plague Years a été conçue, il y avait encore peu d’activisme. La proposition de Marshall pourrait donc constituer la première œuvre sur le VIH/SIDA présentée au cours d’une grande manifestation en art contemporain à Montréal. La monobande Le récit d’A, quant à elle, inaugure une prise de parole au Québec (un « coming out » selon Thomas Waugh) des femmes séropositives.

En s’enchaînant, nos communications ont tendu une perche entre deux décennies de la crise, séparée par la rupture épistémologique qu’a opérée la Cinquième conférence sur le sida, tenue à Montréal en 1989. De chasse gardée de médecins-chercheurs, elle est devenue un point de ralliement des activistes en Amérique du Nord. Elle a donné lieu à un soulèvement mené par ACT-UP (New York), AIDS ACTION NOW (Toronto) et RÉACTION SIDA (Montréal) afin de dénoncer l’apathie politique et de donner un nouveau rôle réformateur aux patients dans les protocoles de recherche. Le programme de la rencontre disposait également d’un volet culturel, SIDART, organisé par Ken Morrison, avec, entre autres, une sélection d’œuvres vidéo. Le militantisme du début des années 1990, dans l’après-coup de la conférence, a permis à des artistes tels que Marshall et Valiquette de gagner en visibilité, et a conféré une plus grande marge de manœuvre à des groupes comme le chapitre d’Act-Up montréalais. L’anthologie A Leap in the Dark, publiée en 1992, sous forme de retombée de SIDART par Morrison et Allan Klusaček, offre une autre découpe de cette période à Montréal. Le livre, réédité récemment, fait référence à Marshall, mais il néglige Valiquette, qui a répondu indirectement à SIDART sans y participer, bien que sa propre trajectoire s’enchevêtre avec celle de Marshall, et produit des échos bien au-delà de cette conjoncture d’événements, pendant les trois décennies subséquentes. Le récit d’A, ainsi que tout le corpus de Valiquette ont souvent été retranchés dans le registre du poétique, par contraste avec l’approche analytique de Marshall et la forme plus prosaïque d’autres pratiques vidéo émergeant au même moment aux États-Unis, au Royaume-Unis et au Canada anglophone.

La convergence et la divergence au sein d’un discours autour du VIH/SIDA se trouvent également reflétées par le contenu des collections des distributeurs de ces œuvres, LUX, à Londres, et Vidéographe, à Montréal. Leurs catalogues comportent chacun une constellation de propositions issues de contextes culturels distincts, qui entrent néanmoins en résonance avec les expériences et les luttes de plusieurs personnes séropositives. Lorsque ces actes de langage localisés sont rapprochés les uns des autres, comme ce fut le cas pendant la table ronde et maintenant dans ce dossier, elles dessinent les contours d’une plus vaste archive.

Le titre ce dossier, VIdéoH / HIVideo : (autres) réponses culturelles: le VHI/sida et la video à Montreal (1984-1990), crée une situation qui permet au lecteur de prendre connaissance simultanément de Journal of the Plague Year de Marshall, exposé pour la première fois en 1984, et de Le récit d’A de Valiquette, dont la projection inaugurale remonte à 1990. Nous explorons ces « débuts » et les chronologies de ces œuvres autour du VIH/sida à travers différents contextes, sans négliger notre présent queer. Bien que plusieurs occurrences inattendues d’analyse croisée s’esquissent ici, les propositions de Marshall et de Valiquette doivent toutefois demeurer des objets critiques et historiques distincts. Par ailleurs, nous suggérons qu’un autre site discursif rend cette méthode comparative possible, par l’énoncé de notre sous-titre « (autres) réponses culturelles ». Il agit, lui-même, comme un rappel de l’intitulé « autres réponses culturelles » du programme de vidéo activiste, de performances et d’objets intermédia au sein de l’événement de Ken Morrison SIDART (qui comprenait, par ailleurs, la projection d’une œuvre de Marshall, Bright Eyes (1984)). Cette nomenclature avait déjà été proposée par Douglas Crimp et ses alliés lorsqu’ils avaient suggéré l’activisme culturel en réponse au sida pendant cette période charnière.

En 1983, Marshall a voyagé aux États-Unis et au Canada afin d’entamer des recherches en vue de réaliser un documentaire militant pour la chaine britannique Channel 4 autour des représentations pathologiques et homophobes du sida comme la « peste gaie ». Au fil de cette trajectoire, dont la retombée fut Brigh Eyes, il a d’abord pris connaissance des idées de l’activiste de la libération gaie Michael Lynch à Toronto, puis de l’évangélisme du sécurisexe de Michael Callen, Richard Berkowitz et Joseph Sonnabend à New York. L’un des segments de Brigh Eyes consiste en une reconstitution dramatique d’un fait divers relatant l’épisode de violence homophobe subie par un homme gai séropositif de San Francisco lorsqu’un technicien a refusé de le toucher pour installer un micro au cours d’une entrevue à la télé. En 1989, après s’être remise d’une maladie causée par le virus du sida, Esther Valiquette est allée en quête de voix communautaires à San Francisco pour comprendre son expérience de femme séropositive et elle a réalisé plusieurs entretiens, en retenant au montage celui d’Andrew Small. Comme secrétaire juridique, Small avait été victime, lors d’un procès, d’un ostracisme semblable à l’exclusion de son ami Paul Castro, le militant qui apparait sous le couvert de la fiction et de l’anonymat sur le plateau de télé de Bright Eyes. Les jurés souhaitaient que Small sorte de la pièce. L’histoire de cet activiste, déjà présent sur plusieurs tribunes médiatiques à San Francisco, est alors devenue la trame de Le récit d’A.

Vincent Bonin et Conal McStravick

Il est possible de consulter sur Vithèque un programme d’œuvres autour du VIH/sida dans la collection de Vidéographe, assemblé par Vincent Bonin et Conal McStravick :

https://vitheque.com/en/programmations/videoh-hivideo  

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