L’humain, hors de lui : sur le cinéma de Steven Woloshen

 
Auteurs
Par Mathieu Li-Goyette

Cinéaste d’animation expérimentale originaire de Montréal, Steven Woloshen travaille sans caméra depuis de nombreuses années en digne héritier de Norman McLaren. Capables de nous faire jouir du cinéma à même la pellicule, les rayures et l’alchimie qui s’y joue, ses films concilient la frénésie du cinéma d’avant-garde avec les rythmes du jazz et du rock ’n roll (The Curse of the Voodoo Child demeure l’une des œuvres les plus cool en son genre). Mais plus encore que son côté mélomane aguerri, c’est son amour du CinémaScope, de l’image englobante, de celle qui nous emmitoufle la rétine dans une bourrasque de lumière et de rayures qui le démarque et qui, au fil de notre expérience, permet à la persistance rétinienne de nous piéger alors qu’une transe nous guette.

Le Montréalais parvient à mettre sur pied des atmosphères uniques, totalement différentes des cinéastes expérimentaux les plus exigeants. C’est que Woloshen est à mi-chemin entre la fascination de l’animation (celle du Merle de McLaren, voire de son Blinkity Blank) qui montre des objets abstraits se faire la course sur un fond de noir à craie tout en nous amenant de force dans un univers de pure expressivité où la folie des couleurs et des bruits stridents n’est jamais bien loin (ses Bru Ha Ha! ou Frobisher Bay en seraient de bons exemples). Comme persuadé que la pellicule est une partition et que chacun de ses traits doit correspondre à une sonorité, Woloshen repousse les expériences de McLaren sur l’adéquation entre nos perceptions visuelles et sonores dans l’espoir de rehausser chacune de ces formes dans un rapport coopératif, symbiotique. Ainsi, ses œuvres qu’on pourrait qualifier d’exhaustives surprennent toujours parce qu’elles vont au bout de leur pensée et qu’elles se donnent à voir aux spectateurs en tous genres, même les plus réticents ; il n’y aurait rien de mieux pour un néophyte curieux des formes les plus extrêmes du 7e art que de se divertir de quelques-uns de ses travaux.

Prenons par exemple The Homestead Act, magnifique film empruntant à Stan Brakhage certaines de ses plus belles idées pour les précipiter dans un abîme. Amateur de continuité visuelle là où Brakhage savait se poser à partir d’un éclatement secret des perspectives, Woloshen met en ordre une série d’images dont la succession est clairement signifiante. The Homestead Act est une symphonie enflammée s’inscrivant dans la même famille que le travail de Karl Lemieux (du collectif Double Négatif), chargée de violons et de contrebasses imposantes qui préparent la déflagration provoquée par les images éclatantes du film. La décomposition tranquille, on peine à la deviner sur cette maison de campagne, sur son long balcon qui l’entoure, ses colonnes, ses rambardes et son allure fièrement traditionnelle. Métaphore de l’abandon de la vie rurale inspirée par le Homestead Act de Lincoln (loi qui permettait à n’importe quelle famille habitant une terre depuis au moins cinq ans d’en réclamer les droits de propriété), une corrélation rythmique entre l’image et le son se tisse au fil de l’œuvre jusqu’à culminer dans une finale où la décomposition de la pellicule nous donne l’impression de voir de la terre gruger la demeure, puis l’œuvre, les rendant toutes deux inhabitables. La nature récupère ainsi ses droits et The Homestead Act nous dit qu’en dépit de l’organisation sociale que l’on a tenté d’établir, le temps viendra toujours rattraper nos créations et nos modes de vie qui les requièrent.

Plus joyeusement, on pourrait aussi dire de Woloshen qu’il a transformé la pulsion de mort et de décomposition propres aux cinéastes expérimentaux qui travaillent la mise en ruine de la pellicule en discours engagé sur la vanité de nos ambitions humaines. Nous donnant à voir un cinéma comme s’il l’avait fait dans une autre ère que la nôtre, il travaille en archéologue du présent, collectionnant les images les plus significatives de notre contemporanéité, les trafiquant, les vieillissant pour nous montrer de quoi il en retournera le jour où nous n’aurons plus de terre, plus de ressource, plus de transmission ou de civilisation pour en hériter.

Ce n’est donc pas un hasard qu’il ait décidé de porter récemment son dévolu sur la pierre de Rosette, le document qui avait permis à Champollion d’établir une traduction des hiéroglyphes à partir d’un texte trilingue. Et pourtant, The Rosetta Stone ne permet pas aisément de faire le lien entre son plan répété d’une femme lisant le journal (au bout de quelques minutes, la pellicule se détériore au point de ne nous laisser qu’une vague trace humaine, bientôt fossilisée par la lumière brûlante du projecteur) et les trouvailles de l’archéologue français. C’est qu’à force de lecture, de regard, nous saisissons plutôt la fragilité de la communication, dont le passage par l’épreuve du temps lui fait frôler l’abstraction du langage, dans la décomposition du syntagme en forme, du papier en poussière, de la pellicule en flamme.

Entrer dans le monde de Steven Woloshen, c’est tout à coup être préoccupé par ces questions venues de la fin des temps, c’est, par la matière, sortir de sa propre humanité pour mieux la retrouver.

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